Les abattoirs de la honte – problème de société, sujet d’ÉMC

Chaïm Soutine, "Bœuf écorché", 1925, musée de Grenoble
Chaïm Soutine, « Bœuf écorché », 1925, musée de Grenoble

Comme une bête, de Joy Sorman, Prix François Mauriac de l’Académie française 2013, soulève un sujet qui fâche, une vérité qui blesse on ne peut plus actuelle, à observer la « une » du quotidien Le Monde daté du mercredi 30 mars 2016 : « Scandale des abattoirs : l’industrie de la cruauté envers les animaux ».
L’auteure de Boys, Boys, Boys, Prix de Flore en 2005, accrédite l’idée de Flaubert selon laquelle il n’y a pas de bon sujet en littérature. Joy Sorman développe en effet une forme d’écriture à rebours suscitant des sentiments complexes chez un lecteur embarqué dans une nouvelle « boucherie héroïque ».

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C’est à ce prix que vous mangez du porc et du bœuf
en Europe et dans le monde

Comme en témoigne La Centrale (2010), d’Elisabeth Filhol, qui porte son attention sur les soldats anonymes du nucléaire, l’écriture narrative contemporaine peut avoir la fonction de lanceur d’alertes. En tout état de cause, ce qui se passe chez Sainte-Jeanne des abattoirs, pour paraphraser le titre de Bertolt Brecht, n’est pas plus louable que la vie rêvée des cuves de refroidissement. Précisons, pour justifier cette association, que le dramaturge allemand avait constitué des dossiers préparatoires sur la brutalité des mœurs dans les abattoirs de Chicago dans les années 1930. Joy Sorman y fait d’ailleurs référence en mentionnant la « cité Porkopolis » fondée dans la ville d’Al Capone.
"Comme une bête", de Joy SormanLe stage en abattoir, passage obligé pour tout candidat au CAP « boucherie » se révèle le plus exemplaire théâtre de la cruauté qui soit. Il est le lieu caché, le temple du sacrifice et/ou du meurtre animalier de masse lié à la demande croissante, mondiale de bidoche, de barbaque, pour l’exprimer familièrement. Comme une bête s’applique ainsi à ne pas en rester au devant de la scène, soit à la cravate du boucher et à sa découpe parfaite de la tranche de rumsteck tant désirée. L’auteure entraîne le lecteur dans les coulisses  de la fabrique de la viande en suivant le cursus d’un apprenti boucher, là où il se passe des choses peu ragoutantes malgré les progrès de l’hygiène et l’évolution de l’appareil législatif concernant le mode opératoire des exécutions.
L’écrivain libano-québécois Wajdi Mouawad, à propos de son roman Anima (2012), utilisait l’expression de « génocide animalier » pour évoquer les entassements de carcasses d’ovins et de bovins. Il faisait notamment observer le décalage entre la douceur sinon la volupté de cette viande mise en valeur en étalage par un soupçon de persil vert espérance et ce qui se passe en amont : soit tuer la bête, la dépecer, la débiter ensuite en morceaux nobles.
Joy Sorman, comme Bertolt Brecht avant elle, y voit un symbole de notre monde libéral et consumériste aussi hypocrite que paradoxal, aussi affamé que dévoreur. La référence au film documentaire de Franju, Le Sang des bêtes, tourné aux abattoirs de Vaugirard et de La Villette en 1949, est à ce titre éloquente. La société civilisée n’érige-t-elle pas comme un mur symbolique une forme de droit de ne pas savoir – jusqu’à ce que le sang ne parvienne tout de même à passer sous les portes opaques ?
"Faut-il manger les animaux ?", de Jonathan Safran FoerDéjà, une planche fameuse de Tintin en Amérique en disait long sur le fordisme de la viande hachée et sur cet implacable décalage entre la barbarie cachée et la façade hygiéniste de l’industrie de la viande…
Faut-il manger les animaux ? interrogeait le best-seller du romancier essayiste américain Jonathan Safran Foer (L’Olivier, 2010).
La vidéo choc d’agneaux saignés encore vivants diffusés par l’association L214 renforce l’actualité cruelle de la question.
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Le bœuf, mon semblable, mon frère

Le récit de Joy Sorman se focalise sur le personnage de Pim. Or, tout le paradoxe de son cursus tient à sa double vocation : d’abord celle apparente d’une élévation sociale. De l’apprenti boucher au tenancier de la boutique avec pignon sur rue à Paris, ville bouchère par excellence. Et celle plus profonde, pourrait-on même dire métaphysique, d’une nouvelle relation du boucher avec la viande, relation à valeur régressive qui le ramène, alors qu’il est au faîte de sa gloire commerciale et de sa reconnaissance professionnelle, vers la relation première, primitive entre le chasseur préhistorique ou encore l’Indien d’Amérique. Il faut toutefois observer que dans le récit de Joy Sorman le bison féroce s’est mué irrémédiablement dans l’Hexagone en docile vache poussée vaille que vaille hors de son abri nocturne par le boucher libertaire.
Au premier abord, si l’on adopte une perspective globale sur le récit, tout ce qui est narré pourrait apparaître fantaisiste voire un brin surréaliste ; appréciation tout aussi motivée, par exemple, par l’intrusion inopinée du boucher dans la cohorte des porcs menés à l’abattoir… pour voir « de ses yeux », comme dit l’expression populaire, à quelle sauce ils sont mangés. Tel n’est pas pourtant ce qui ressort fondamentalement de cette lecture d’autant plus dérangeante à l’aune des vidéos récentes diffusées sur Internet.
En effet, nous sommes bien face à un personnage complexe, tout à la fois monomaniaque et universel dans sa quête. Car, le désir d’incarnation ou de réincarnation de Pim en ovin ou en bovin pose toute la question du rapport de l’homme à ses proies. Il y a bien ici une réflexion profonde sur le sens d’une vie au détriment d’autres vies, fussent-elles animales et non humaines. Et c’est alors que reviennent au fil de la lecture certaines huiles sur toile comme les natures mortes de Chardin, Le Bœuf écorché de Rembrandt et de Soutine ou encore l’œuvre de Francis Bacon.
Comprendre l’origine de la viande et son processus de transformation, ne revient-il pas à appréhender non pas un résultat potentiellement appétissant mais véritablement un destin, une histoire ? C’est tout l’enjeu de la quête de Pim au surnom si candide, écho peut-être au « poum » qui retentit lors de l’exécution du bovin au pistolet.
 

Le marché aux bestiaux de La Villette
Le marché aux bestiaux de La Villette dans les années 1930

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Une poésie carnassière

D’évidence, le récit ne correspond pas à celui d’une ascension romanesque au sens strict. Pourtant, à sa façon, Pim se rapproche d’un Rastignac. Ne parvient-il pas lui aussi à conquérir Paris ? Joy Sorman évite soigneusement les attendus d’un grand roman de formation. Mais elle le fait non sans une formidable habileté littéraire comme en témoigne la fameuse scène du duel, qu’on eût pu espérer « combat à mort » et qui se révèle un « vulgaire » concours de découpe. Il y a bien du sang, des larmes, dans Comme une bête, mais pas du tout dans des contextes où l’attendrait un lecteur bovaryste.
Pim dépèce mais ne pourfend pas ; Pim ne s’émeut pas par passion féminine mais sans pouvoir expliquer ou justifier pourquoi ses larmes giclent tout à coup de ses orbites. Il y a, de fait, un jeu qui s’instaure avec le lecteur ; jeu volontairement irritant qui lui refuse la possibilité de complètement s’apitoyer sur le sort des personnages.
Si Comme une bête n’était qu’un rapport factuel sur la tragédie ovine et porcine, il ne relèverait pas exactement d’une œuvre littéraire. À l’inverse, s’il se cantonnait à un recueil des petites aventures plus ou moins loufoques de nos amies les bêtes, il perdrait de sa force dénonciatrice. L’art de la romancière, tout à la fois conteuse et pamphlétaire, réside justement dans son aptitude à ne tomber ni dans le panneau pamphlet ni dans le panneau conte. Cette friction des genres et sous-genres littéraires, Joy Sorman l’étend aussi au niveau des tonalités qui résonnent dans son récit. Elle trouve le juste équilibre entre le trop brut et le trop euphémistique, atteignant une forme d’équilibre instable entre désir d’informer, de suggérer mais aussi entre gravité et légèreté.

Jean Yanne et Stéphane Audran dans "Le Boucher", de Claude Chabrol
Jean Yanne et Stéphane Audran dans « Le Boucher », de Claude Chabrol

Dans La Gloire de mon père, on trouve, dans les premières pages, une authentique scène d’abattoir. Le petit Marcel observant avec délice comment la masse du tueur fracasse la boîte crânienne des bœufs de la fenêtre qui donne sur « l’abattoir municipal de Saint-Loup ». L’abattoir a de fait déjà été investi par la littérature ; tandis que le boucher – pensons au fameux film de Claude Chabrol avec Jean Yanne dans le rôle-titre, l’a été par le cinéma.
Cependant, la démarche de Joy Sorman qui s’inscrit sur fond de questionnement sur le devenir alimentaire humain a le mérite d’esquiver tous les attendus. On retrouve toutes les qualités d’une écrivaine du temps qui ne se contente pas d’écrire dans le vent. Le phrasé de l’auteure s’y révèle à la fois vif et saillant, absolument moderne et férocement lettré. Aucune complaisance, aucun abus de compassion : une invitation en somme (en classe et hors de la classe) à repenser le monde et ses mœurs hostiles au moment où l’abattage médiatique rouvre judicieusement les cloisons des abattoirs.

Antony Soron, ÉSPÉ Paris

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Sur « Le Sang des bêtes », de Georges Franju, lire : Quand le documentaire absorbe la vie à l’état de traces, de Roxane Hamery.

Le site de l’association L214, « tournée vers les animaux utilisés dans la production alimentaire (viande, lait, œufs, poisson), et révélant leurs conditions d’élevage, de transport, de pêche et d’abattage », dont les vidéos sont à l’origine de la polémique sur la maltraitance des animaux dans les abattoirs.

• Sur le site de l' »Obs » : L214 : 4 questions sur une association qui fait trembler les abattoirs. Enquête sur des militants anti-viandes qui ont trouvé un créneau-com ultra efficace.

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Antony Soron
Antony Soron

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