"Avril et le monde truqué", de Franck Ekinci et Christian Desmares, d'après Jacques Tardi
Comme un préambule à la COP 21
L’œuvre graphique de Jacques Tardi a déjà connu les honneurs d’une adaptation cinématographique avec le film de Luc Besson (2010) tiré des Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec. Néanmoins, le travail du réalisateur de Subway consistait en une incarnation des personnages de la bande-dessinée originelle.
Avec Avril et le monde truqué, les réalisateurs, Franck Ekinci et Christian Desmares, collaborent étroitement avec Tardi pour mettre en en mouvement un univers graphique à part sous sa forme initiale.
L’intrigue d’Avril et le monde truqué virtualise l’histoire contem-poraine. Son élément déclencheur étant la mort dans une explosion de l’empereur Napoléon III à la veille de la bataille de Sedan alors qu’il avait confié à un scientifique le soin de concocter une créature invincible. À partir de là, sans doute, on eût pu croire que le monde allait tourner plus rond, le jeu de dominos des guerres franco-prussiennes s’arrêtant avant de commencer.
Tel n’est évidemment pas le cas…
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Une dérangeante uchronie
En arrière-plan, le film met en opposition deux idéologies dominantes, celle des successeurs de « Napoléon le petit » pour paraphraser Victor Hugo, dictateurs de père en fils et partisans indéfectibles de l’ordre et de l’obéissance civile, et celle de deux créatures scientifiquement élaborées (des varans) qui ont échappé à l’explosion initiale, assimilable à une forme de fondamentalisme écologiste.
L’étrange et systématique disparition des savants les plus renommés du monde entier (dont Albert Einstein par exemple) produit une implacable stagnation des progrès scientifiques. Ainsi, Paris, « ville lumière », sombre alors dans la plus triste grisaille d’une atmosphère dioxydée à l’extrême en raison de la surexploitation du seul combustible maîtrisé, le charbon.
L’évocation d’une capitale dévorée par la pollution avec sa double tour Eiffel en point de mire et la gigantesque statue de Napoléon III à la pointe de Montmartre n’est d’ailleurs pas le moindre vecteur de curiosité du spectateur.
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Une étrangeté loufoque
L’univers graphique créé par Tardi, s’il ne cesse d’accentuer l’intranquillité du spectateur ne s’exonère jamais d’un esprit loufoque. Il y a ainsi une exultation de l’auteur-illustrateur à se servir des dérèglements de l’histoire de la science comme éléments de rebondissements du récit.
Avec deux reptiles dictateurs et un chat qui parle (à la manière du « Chat du Rabbin » de Joan Sfar), les scénaristes reprennent ici à leur compte le modèle narratif dominant des aventures d’Adèle Blanc-sec, dont d’évidence, le personnage d’Avril apparaît la jumelle de cœur et d’esprit.
Toutefois, le caractère iconoclaste du film tient tout autant à la personnalité des ses protagonistes, que l’on pense, du côté des bons à l’inénarrable Pops (grand-père d’Avril auquel Jean Rochefort prête sa voix) ou à Julius, la « taupe » qui finit par s’amouracher de la jeune chimiste, et, du côté des méchants à l’inspecteur Pisoni que les admirateurs de l’œuvre Tardi connaissent bien, limier aussi obsessionnel que maladroit.
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Une aventure scientifique
La folie des hommes, Tardi n’a cessé de la pénétrer dans son œuvre pour en faire ressortir par des traits expressifs saillants l’inquiétante étrangeté. Ses albums consacrés à la Première Guerre mondiale, La der des ders et Putain de guerre ne peuvent que le confirmer. Avril et le monde truqué reste de la même veine, questionnant cette science souvent sans conscience initiatrice de tous les progrès de l’humanité mais aussi de tous les dangers.
Ici, le spectateur est littéralement transporté dans un univers à la fois très hypothétique et parfaitement vraisemblable. Le port du masque à gaz dans la fiction n’est-il pas déjà presque une réalité dans les mégalopoles villes chinoises ?
Au final, l’alchimie du cinéma d’aventures et de l’esthétique du film d’animation se fondent si bien que l’on finirait presque par se persuader qu’Avril a trempé la pellicule dans la substance chimique dont elle est la seule à détenir le secret : celle qui ravive les couleurs de la nature retrouvée.
Un film à voir en famille et peut-être même à présenter en préambule de la COP 21 ! En effet, tout en provoquant la jubilation du spectateur par ses trouvailles visuelles et le rythme effréné de l’action, Avril ou le monde truqué nous invite par réfraction à repenser notre monde écologiquement en décomposition.
Antony Soron, ÉSPÉ Paris
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• Bande annonce d’Avril et le monde truqué.
• «Avril et le monde truqué» a reçu en juin 2015 le Cristal du Long métrage, la plus haute récompense du Festival international du film d’animation d’Annecy 2015.
• Parallèlement au film d’animation, le Musée des Arts et Métiers, à Paris, propose ,jusqu’au 6 mars 2016 une exposition « d’après l’œuvre graphique de Tardi » qui dévoile la genèse du long-métrage inspiré de son univers. Tél. : 01 53 01 82 00.
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