"Titus n’aimait pas Bérénice", de Nathalie Azoulai. Écrire la passion
Au début, Bérénice, Titus, Roma. Trois personnages d’aujourd’hui. La première aime le deuxième qui… On devine. Ces trois êtres qui échangent par SMS ou mobile s’effacent bientôt devant une autre Bérénice, un autre Titus. Le monde de Jean Racine revient, avec le dramaturge et ses contemporains : La Fontaine, Nicolas Boileau, un certain François, libertin au sens que prend ce mot au XVIIe siècle.
On en est à examiner ce qu’on mettra fortement en question au siècle suivant. Mais libertin a également le sens qu’on donne au terme, avec l’idée de liberté. Une liberté que Racine se donne, même s’il est pris dans un écheveau de contradictions.
Lesquelles tiennent à sa relation avec le roi, le pouvoir en général, la gloire et l’argent, une relation rendue délicate par son éducation à Port-Royal.
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Port-Royal
La narratrice décrit ce monde que nous ne voyons qu’austère, puritain. Le jansénisme est une doctrine sévère. La question de la grâce est en son cœur et on la retrouvera, d’une certaine façon, dans la tragédie.
On ne saurait toutefois résumer Port-Royal à sa vision du monde et des hommes.
C’est aussi un formidable lieu d’enseignement. Le jeune Racine a pour maître Hamon, médecin, qui lui apprend les noms des arbres, l’étymologie de ces noms, son explication, parmi tant d’autres savoirs.
Le Maître, son professeur de grec et de latin, ne se contente pas de le faire répéter : dans l’exercice de la traduction, Racine forge sa langue et manie les premières figures de rhétorique qu’il reprendra dans ses œuvres, comme l’hypotypose qui rend par les images visuelles les faits et les émotions, et l’ellipse:
« Le français montre ses articulations comme un chien ses dents, exhibe un squelette aux os noueux tandis que le latin dissimule ses jointures. Et dans ces ellipses, le sens pousse, afflue comme des odeurs s’exhalent de la terre humide. »
Ce qui vaut pour Virgile et Ovide, avec qui Racine s’exerce, vaut avec d’autres auteurs anciens que lui fait connaître son mentor de Port-Royal.
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L’entrée dans la carrière
La question du corps, celle de l’amour et donc de la décence se posent de manière intense dès cet apprentissage d’enfance. Racine questionne et met en lumière les contradictions. L’un lui répond que l’indécence d’un Ovide ne l’empêche pas d’être grand. Comme beaucoup d’anciens ayant composé avant le christianisme. D’autres lui interdisent de lire ce qui est pourtant ancien.
Racine se forme, forme aussi sa mémoire et son goût. Une lecture interdite ? Il apprend par cœur un roman que Lancelot retrouve dans ses affaires et fait brûler. Il se met à écrire, des notes, des odes bucoliques ; il apprend. Jusqu’au moment où il sent que partir s’impose :
« À l’idée de naissance ou de providence, il doit résolument substituer celle de carrière. Le verbe plaire entre dans son vocabulaire. »
Il écrit ses premières tragédies, est relu avec sévérité par « Nicolas ». Son contemporain est Corneille au faîte de sa gloire. L’influence est inévitable :
« Il se remet à sa pièce avec acharnement, y décèle trop de mouvements d’épée, les rengaine, retranche deux cents vers. Entre la composition et la séduction, il devine des analogies : un seul geste, un seul silence, peut avoir sur une action beaucoup plus d’effet que cent gesticulations. »
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La puissance de la passion
Les modèles anciens lui reviennent, et ce qu’un tableau de Véronèse lui enseigne quant au regard. L’histoire de la reine Didon, dans l’Énéide, l’a également frappé. Elle le guidera :
« Jean a le sentiment d’entrer dans un pays où les guerres, les batailles, la construction des ports ne sont rien à côté d’une femme qui pleure. Et soudain cette tristesse lui paraît aussi fondamentale que la naissance ou la mort. »
L’emploi du présent de narration n’est pas pour rien dans la force de ce texte, en ce passage comme en bien d’autres. Le temps choisi résonne aujourd’hui, et bien que l’allusion au trio nommé au début ne revienne plus qu’au terme du roman, on sent ce qui reste vivant de cette œuvre aujourd’hui : la puissance de la passion. C’est particulièrement sensible lorsqu’il est question de la vie adulte de l’écrivain et de sa relation avec les femmes. Deux en particulier. La Du Parc, d’abord, dont la mort le plonge dans l’affliction, puis Marie, la Champmeslé.
Ces deux comédiennes sont à la fois ses muses et ses « objets ». Il travaille avec elles la diction, s’attache à en faire des « instruments parfaits ». Sa liaison avec la Du Parc n’est pas si heureuse. La vision de l’amour qu’il en tire n’est pas aussi idyllique que celle des précieux. La jalousie produit ses effets :
« La bienveillance n’est qu’une chimère au regard de cette tenaille qui le tient tout entier. Ce que l’on nomme amour n’est ni doux ni tendre, rien n’en est proche comme la haine, soupire-t-il. Il n’a rien entendu de plus bête que ces gens qui, par amour, disent vouloir le bonheur de ceux qu’ils aiment. C’est une maladie dont je souffre, ajoute-t-il. »
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L’univers de la Cour
La très belle évocation de l’invention de Bérénice, que propose la narratrice, donnera une idée de la vision racinienne. Racine n’épousera aucune de ses deux amantes. Catherine, celle avec qui il aura des enfants, est éloignée de son monde ; elle est étrangère au théâtre et à l’écriture. Paradoxe du passionné ou choix du raisonnable…
Si Port-Royal est un des lieux, la Cour est l’autre, ô combien important. Racine est ambitieux ; il affronte les cabales, se fraie un chemin jusqu’au roi, qui aime ce qu’il écrit. Le lien qui les unit tient à une certaine ressemblance. L’un est le reflet de l’autre. Le roi en fait son historiographe après que Racine est entré à l’Académie française. Sa carrière est faite, avec tout ce que cela suppose d’avantages matériels à l’époque.
Il existe bien des biographies de Racine et l’on sait quels débats son œuvre a suscités dans les années 1960. Le roman de Nathalie Azoulai est sans doute empreint de ces lectures ; il l’est surtout de sa lecture sensible de l’œuvre. Elle a entendu la langue de Racine ; elle a vu les regards se croiser sur des scènes. Il arrive qu’elle invente et c’est à la fois étonnant et beau. On ne dira pas quoi, ni quand. Cette lecture contemporaine donne envie de relire Bérénice.
Norbert Czarny
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• Nathalie Azoulai, « Titus n’aimait pas Bérénice », POL, 2015, 240 p.
• Le théâtre dans « l’École des lettres ».
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Le théâtre à l’âge classique
Numéro coordonné par Martial Poirson
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1. Pratique théâtrale : le théâtre comme il se fait
– Pour un autre regard sur le théâtre « classique », par Christian Biet.
– Le regard et ses obstacles dans le théâtre du XVIIe siècle, par Gaël Le Chevalier.
– Évolution du costume tragique (XVIIe siècle – début du XXe siècle), par Anne Surgers.
– Le costume de scène au XVIIe siècle, par Anne Verdier.
– Les archives comptables de la Comédie-Française, témoignage de l’histoire, par Jacqueline Razgonnikoff.
2. Dramaturgie et poétique : le théâtre comme il s’écrit
– Théorie et pratique du théâtre au XVIIe siècle, par Tiphaine Karsenti.
– Le spectaculaire dans la tragédie française de la première moitié du XVIIIe siècle, par Cerise Letenneur.
– Théâtre et théâtralité : de la comédie sensible vers le drame, par Éloïse Lièvre.
– L’auteur dramatique à l’âge classique : libertés, contraintes et choix de création, par Alain Viala.
– Comédie-Italienne, théâtre forain et opéra : l’autre « théâtre classique », par Guy Spielmann.
3. Mentalités et représentations : le théâtre comme il se pense
– Mourir : pour une définition du théâtre baroque, par Romain Jobez.
– Sujet de l’action, ou sujet du roi ? par Aude Godefroy.
– Narrations et mondes possibles dans la comédie au XVIIe siècle, par Elsa Marpeau.
– Le surnaturel à l’épreuve du théâtre à machines à la fin du XVIIe siècle, par Martial Poirson.
– L’iconographie théâtrale au XVIIe siècle, par Catherine Guillot.
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«Le Théâtre à l’âge classique »
(160 pages, 10 € franco de port)
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