"On the Way to the Front", mis en scène par Maxime Séchaud
Les masques de la liberté
Les compagnies du Théâtre de l’Ordinaire et de l’Asian People Theater Festival Society nous offrent une émouvante occasion de revenir sur le trafic des travailleurs chinois organisé par les gouvernements français et anglais pendant la première guerre mondiale.
La mise en scène du tout jeune Maxime Séchaud, qui s’inspire du burlesque et de la tragédie des Bourreaux meurent aussi, de Fritz Lang et Bertold Brecht, éveille en nous des questions universelles et atemporelle : Quelles forces agissent en nous ? Comment l’Histoire imprègne-t-elle nos vies ? Comment nos actes peuvent-ils modifier le cours des événements ?
L’histoire méconnue des travailleurs chinois
engagés dans la première guerre mondiale
À la question initiale que se sont posés les acteurs et le metteur en scène : « Quelle est cette volonté parfois farouche qui nous pousse à revenir sur les lieux où sont nés nos parents, nos ancêtres ou même nos aïeux ? Quel est ce besoin quasi impérieux de connaître nos origines ? », Maxime Séchaud et les deux compagnies répondent par une magistrale interrogation sur l’Histoire même.
Un Français, « d’un certain âge déjà », se rend pour la première fois de sa vie à Hong-Kong pour découvrir le lieu où a vécu son grand-père, qu’il n’a pas connu, avant d’être embarqué, poussé par la faim et le chômage, sur un navire qui le conduira en France.
Il y rencontre une vieille dame. Elle parle un peu français, il baragouine quelques mots d’anglais. Ensemble ils prononcent, hésitants, les premiers mots de cette pièce qui retrace la vie de ce grand-père. Jeune homme chinois illettré, embauché comme tant d’autres par les gouvernement anglais et français – ils seront près de 140 000 travailleurs chinois à être ainsi impliqués dans le conflit –, il a débarqué dans un pays où la guerre sévissait et où les autochtones n’étaient pas toujours très accueillants avec les étrangers.
Le goût étrange et complexe de l’Histoire
En cherchant à comprendre nos origines, « on éprouve toujours à un moment ou à un autre le goût étrange et complexe de l’Histoire ». De cette histoire méconnue des travailleurs chinois en France, nous sont livrés des détails précis puisés, entre autres, dans Les Travailleurs chinois pendant la première guerre mondiale, recueil dont Li Ma, historienne de référence sur le sujet, a dirigé la publication.
Issue d’une écriture de plateau collective, On the way to the front a été écrit en quatre langues (mandarin, cantonnais, anglais et français). Destinée à un public qui les comprend, la pièce plonge le spectateur qui ne les maîtrise pas toutes, dans un bain d’incompréhension linguistique. « Il s’agissait, insiste Maxime Séchaud, de permettre au corps de communiquer autrement que par les mots. »
Peut-être prend-on d’ailleurs ainsi d’autant mieux la mesure de ces corps instrumentalisés – mais également désirant, aimant, passionnés et révoltés – que le sens des mots nous échappe par moment pour nous frapper de leur signifié de plein fouet.
La puissance de l’amour dans l’«ordinaire » de l’histoire
De ces corps où demeurent tapies des révoltes et qui subissent l’instrumentalisation barbare de la guerre et des travaux forcés, émanent à travers le jeu des acteurs, et par-delà les mots, un nouveau langage qu’aucune oppression ne peut entraver : l’amour. L’amour qui, prenant alors sous nos yeux surpris la couleur d’un acte politique, signe un pacte fatal avec la résistance.
L’histoire d’amour que l’on voit naître entre le jeune travailleur chinois et une jeune veuve picarde donne une tonalité presque optimiste à la pièce et au contexte historique dans lequel elle s’inscrit. Ce qui apparaît alors comme incompréhensible – malgré l’ordinaire de l’histoire – n’est point tant que deux êtres de culture et de langues différentes puissent s’aimer, mais que des forces aussi arriérées que le pouvoir, l’ignorance, la peur et les stéréotypes puissent les détruire.
Les masques, puisant leurs références dans la commedia dell’arte et les pièces de Brecht, amplifient le rôle et le langage des corps, tout en soulignant leurs forces et leurs fragilités. Marionnettes de leur époque et instruments des pouvoirs en place – représentants des gouvernements français et anglais, police et population locales –, les personnages n’en caressent pas moins l’idée de révolte.
« L’Histoire se répète à l’infini »
Maxime Séchaud tisse des lignes sur la scène comme une toile d’araignée dans laquelle ses acteurs se retrouvent prisonniers, à l’image de leurs personnages. Prisonniers d’un récit, prisonniers de l’Histoire, prisonniers des camps de travailleurs, ces pantins désarticulés par le travail épuisant dans les usines et sur les champs de bataille, n’en organisent pas moins une mutinerie, dernière expression – et seule avec l’amour ? – d’une liberté qu’ils paieront de leur vie.
La scène de la mutinerie puise sa force dans le choix de Maxime Séchaud d’en ralentir le mouvement. Elle creuse un trou dans le temps pour en faire apparaître toute l’horreur et l’implacable injustice. Le ralenti murmure tout en essayant de résister : « L’Histoire se répète à l’infini. »
La pièce elle-même entreprend un forage dans le temps pour déterrer les oubliés du cimetière de Ruminghem où Maxime Séchaud a découvert « un peu par hasard » les tombes de travailleurs chinois. « Tout en se faisant l’écho d’événements cruellement actuels », elle nous engage à trouver ou à retrouver, à travers l’amour, la révolte ou bien les deux, le goût d’une certaine forme de résistance.
Sai Beaucamp Henriques
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• Le théâtre de l’Ordinaire en tournée.
• 14-18. Écrire la guerre. Un dossier de « l’École des lettres ».
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