"Catharsis", de Luz, ou le recommencement par la fin
De Charlie Hebdo, le dessinateur Luz est l’un des piliers depuis 1992. Après les attentats, c’est d’ailleurs lui qui signe la fameuse Une sur fond vert intitulée « Tout est pardonné ».
Ce crayonneur hors pairs comme son camarade Charb, son semblable, son frère, avec lequel on l’a si souvent physiquement confondu, est un opiniâtre pratiquant de l’iconoclasme.
Le problème pour lui, c’est sa propension à arriver en retard en salle de rédaction le jour de son anniversaire.
Vingt-trois ans que cela dure. Tous les 7 janvier, en retard. Et, pour se faire pardonner, une galette à partager d’abord avec le plus gourmand d’entre deux : Cabu.
Ce retard, le 7 janvier 2015 lui a sauvé la vie. On se sentirait coupable pour moins que cela.
L’effaré
Ces derniers jours, Luz l’a confirmé, il est prêt à quitter le navire. Charlie, pour lui, c’est fini. Mais sans doute était-ce déjà le cas le jour sanglant de son dernier anniversaire. Son ouvrage graphique, Catharsis, publié tout récemment aux éditions Futuropolis, n’a pas pour fonction d’expliquer le pourquoi de ce départ définitif de ce qu’il reste de la famille décimée : juste suggérer le « comment » on en arrive là, soit à un crépuscule communautaire qui est aussi une aube singulière.
Abasourdi, sidéré, halluciné, ainsi apparaît le petit bonhomme de Luz en première de couverture de Catharsis, celui là même qu’il clone à l’infini quand l’enquêteur du Quai des Orfèvres lui demande à chaud de témoigner sur ce qu’il a vu.
On se souvient alors subrepticement d’Emmanuelle Riva dans le film d’Alain Resnais et de la phrase que lui fait dire Duras : « Je n’ai rien vu d’Hiroshima. » Tel est bien le problème de celui qui arrive après le carnage. Catharsis pourrait ainsi être retitré le livre du retard, à moins que l’on ne préfère le livre de l’absence : absence définitive des camarades de pointes grasses ; absence aussi de leur ultime éclat de rire horrifié face à la mitraille des frères Kouachi.
Un livre en partage
Si le crayon ne tue pas, s’il n’a pas la vertu d’appeler à la vengeance, il peut au moins libérer l’esprit corseté par le doute, la culpabilité et le manque. À condition bien sûr de débander le poing qui avait coutume de le tenir quand les temps étaient moins tragiques ; à condition aussi de ne pas laisser les « idées noires » (Franquin) l’immobiliser comme un piquet dans sa gomme : comme effaré face au ressassement de cette farce macabre qui s’est joué de lui, en le mettant hors jeu.
Dans Catharsis Luz n’entreprend pas de raconter les mois d’après, pas plus qu’il ne tente d’explications sur les causes et les effets du drame. Ce n’est définitivement pas son genre de jouer les penseurs sérieux. L’argument du livre, c’est plutôt la volonté de traduire ces moments, de les faire partager à des lecteurs, qui les ont vécus eux aussi, à leur façon, quoique forcément de plus loin.
Quelque chose d’un carnet de bord un peu foutraque, un peu patraque, avec sa dose de brouillons, de galops d’essai, sans un souci prioritaire de cohésion. Jusque là, Luz, pour paraphraser Céline, était « puceau de l’horreur » : le plus dur étant maintenant d’accepter cette nouvelle condition humaine sans s’en satisfaire. Les vivants doivent bien cela aux morts. La démonstration que – chiche – on peut continuer de se marrer sans eux.
Le rire est le propre de l’homme. Et le caricaturiste ne sait que rire de l’Homme. Catharsis matérialise ainsi l’affirmation beckettienne en forme de sujet de dissertation – rien n’est plus comique que le tragique.
Au moins pour vérifier la validité de l’adage, la lecture du dernier Luz demeure indispensable.
Antony Soron, ÉSPÉ Paris
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• Voir sur ce site l’ensemble des articles consacrés aux actions terroristes de janvier 2015 et au dessin de presse.
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