Le yin et le gang : "A Most Violent Year", de J.C. Chandor
A Most Violent Year (2014) est un thriller feutré, accessoirement un film en costumes d’une certaine manière – avec des moments de concentré de violence qui constituent la grande réussite de son scénario : il s’agit de scander la marche des personnages vers leur accomplissement de moments ou d’instants qui les révèlent pour ce qu’ils sont vraiment.
Ainsi Abel (allusion biblique, et on notera que l’étymologie de ce nom en appelle aux notions de « souffle » ou d’« existence précaire » – l’ironie n’étant jamais totalement absente du propos de J.C. Chandor, fût-ce au milieu d’une tragédie), ainsi Abel s’adapte-t-il lui aussi aux circonstances, en dépit de son discours… Il est comme tout le monde, à commencer par le procureur, dont on pressent qu’il est plus corrompu encore peut-être que tous les autres – car insidieusement, politique oblige.
En fait, ce qui frappe dans A Most Violent Year, c’est l’absence de liberté dans un pays qui se proclame le chantre de la libre entreprise. Chandor propose une vision très pessimiste du libéralisme : la lutte de tous contre tous. Ce n’est pas nécessairement une mafia extérieure qui gangrène le système. Les voleurs agissent isolés, de tout-petits commerçants, ou petits artisans du crime si vous préférez (trois morts violentes « seulement » dans le film, par accident et par suicide). Mais on trouve immanquablement à qui revendre la marchandise.
Tous coupables (souvenir du Cercle rouge de Melville), au moins potentiellement puisque nous ne connaîtrons pas les coupables – pour une raison assez simple, mais je ne peux vous en dire plus.
La liberté est un vain mot dans un pays qui ne vous laisse pas le choix de rester honnête
C’est le constat que dresse Chandor, qui, venant après Scorsese, complète la vision contemporaine de James Gray (ce dernier connaissant également la valeur d’un coup de feu). La « duplicité » – terme que l’on nous permettra de préférer à « dualité » – est partout dans le film, comme le feu et la glace : Abel et Caïn (mais qui est Caïn exactement dans ce film ? Et qui est vraiment Abel ?), bien et mal (difficile d’admettre que le procureur incarne le bien en l’occurrence, surtout à voir – suprême ironie – la scène finale), mari et femme (Anna, fille du mafieux à l’origine de la fortune d’Abel, joue les rôles de mère, d’amante et de comptable – qui tient une double comptabilité dans sa vie et dans l’entreprise), homme et femme (Anna est la seule femme « sexuée » de cette histoire, à qui d’ailleurs les juifs traditionnalistes refusent l’accès de la baraque de chantier où l’on signe les contrats).
Mais aussi aîné et cadet, jeune et vieux, riche et pauvre (dans ce film en costumes, la richesse se fait voyante), patron et employé (Abel se révélant l’adepte d’un paternalisme pragmatique froid et implacable), ami et ennemi, est et ouest (l’entreprise d’Abel est sise dans l’East Side industriel, mais il habite de l’autre côté dans le New Jersey), jour et nuit (mais aussi soleil hivernal et pénombre des bureaux), froid et chaud, vide et plein (les camions délestés de leur chargement), liquide et solide, etc.
Il ne s’agit pas simplement d’un système dual classique, la dualité ici implique bien souvent la duplicité : qui est Caïn en l’occurrence ? Qui incarne le bien ? Qui est honnête ? La police débarque chez vous, mais il faut sauver les apparences… en apparence (toujours l’ironie du cinéaste et du scénario). Personne ne veut vraiment tuer, mais tout le monde est armé.
Les personnages évoluent dans un monde étrangement clos, un système et une géographie dont personne ne peut plus s’échapper. Les grands espaces sont morts, ou devenus dangereux, car ils ont laissé place à des friches industrielles, certes annonciatrices de prospérité peut-être, mais à quel prix ?
Le mouvement, figure idéale de l’Amérique conquérante libérale
L’horizon semble ouvert, mais c’est une illusion (les scènes de friche vraisemblablement ont été tournées à Détroit, d’après le générique de fin, et le skyline qui se dresse de l’autre côté, sur Manhattan n’est sans doute qu’une illusion vendue aux spectateurs pour les besoins de la reconstitution historique par les studios de George Lucas). Le scénario repose sur une idée somme toute assez simple : le mouvement, figure idéale de l’Amérique conquérante libérale, le mouvement s’interrompt. Abel parle volontiers de son chemin, du chemin « droit » qu’il dit suivre – le résultat important peu, c’est de cheminer qui compte, en avant, calme et droit. Les camions doivent tourner, l’argent doit passer de main en main, on court après la réussite, le rêve américain est en marche. Stop (le mot reviendra, dans la bouche d’Abel, pour – encore un paradoxe – que le mouvement reprenne). Pour l’instant : stop. L’horizon se ferme, la circulation se fige, alors commence la scène peut-être la plus hallucinante du film, qui se situe sur le pont de la 59e.
On est loin en apparence de la chanson de Simon et Garfunkel, l’une de celles qui les rendit célèbres à la fin des années soixante : 59th Street Bridge Song (plus connue pour son sous-titre et refrain, Feelin’ groovy).
« Le pont de la 59e », c’est le nom vernaculaire du Queensboro Bridge, dont on pouvait s’échapper en effet (c’est le cas dans le film) en empruntant un ascenseur ou un escalier pour se retrouver sur Welfare Island (sic) – renommée Roosevelt Island. On se souviendra pour l’anecdote que Paul Simon & Arthur Garfunkel se sont rencontrés dans ce quartier du Queens dans les années cinquante – quartier d’entrepôts et d’usines devenu assez remarquablement peu sûr dans les années 1980. On se souviendra surtout que leur chanson commence sur ce premier vers qui, avec une ironie certaine et cette fois revendiquée, s’adresse à Abel : « Slow down, you move too fast… ». Un avertissement, une anticipation de la résolution de l’affaire.
Le pays : une prison à ciel ouvert
En attendant, c’est bien sur le pont de la 59e que s’« arrête » et s’immobilise le récit : les voitures sont bloquées, les armes parlent (la seule fois véritablement dans le film si l’on excepte le premiers coups de feu tirés par Anna – mais, à chaque fois, il s’agit d’un animal ou d’humains en détresse…), la police ne prend plus vraiment la peine de courir après les voleurs, tout semble pris et figé dans une gangue de violence. La violence, c’est bien la seule chose qu’on soit incapable d’arrêter. L’entreprise d’Abel, à ce moment-là, avec la fuite et l’erreur tragique de Julian, est véritablement en péril.
On notera que la radio, dans la voiture d’Abel, diffuse continûment le fil des mouvements, ceux du ballet de ses camions de retour ou en partance pour livraison. Lorsque ce n’est pas le cas, elle diffuse des messages de mort violente : 1981 – comme les quelques années qui suivirent – fut bien une année très violente dans l’histoire de New York, et, en dépit du soleil qui accompagne Abel partout où il se trouve (le soleil, élément du principe yang), le pays entier apparaît pour ce qu’il est alors : une prison à ciel ouvert. Une menace, diffuse, pèse sur tout et sur tous – et la Nature indifférente tient son rôle dans cette menace.
Sans pour autant céder au pessimisme le plus noir, on reconnaîtra que la résolution infiniment trop simple qui est donnée n’explique pas bien des aspects de l’histoire. Il reste des zones d’ombre, c’est le moins qu’on puisse dire. La violence est partout, il faudrait pouvoir s’enfermer pour survivre (comme Peter dans sa maison-bunker où il joue seul au tennis). Pourtant, force est de reconnaître une chose étonnante : il y a beaucoup de violence, mais à l’évidence personne dans cette histoire ne veut tuer personne.
Quand tout est « sous contrôle »
On évoquera pour conclure cette image, assertion d’auteur presque ironique encore à force d’insistance, image forte sur laquelle s’achève presque le film et qui en même temps peut-être le résume : Abel dans son beau manteau beige – signe extérieur de richesse dont il ne se revêt pas quand il va quémander de l’argent –, oui, Abel dans son beau manteau beige trop voyant mais resté impeccable et inexplicablement vierge de toute éclaboussure, Abel sort son mouchoir blanc pour colmater une fuite accidentelle, empêcher que ne se répandent non pas seulement le pétrole mais bien aussi la noirceur du monde.
On comprend alors d’où est venu le bruit métallique qu’on a perçu, juste avant ce risible petit bruit d’écoulement. Il ne faut pas laisser une arme à feu dans les mains des enfants – dans les mains des adultes non plus. Il n’y a plus de fuite possible pour Julian – qui, ayant perpétuellement échoué, devient en quelque sorte l’offrande consentie par Abel pour sauver le troupeau. Pas de fuite, la neige viendra et, candide, recouvrira ce qui trouble le décor.
Tout s’efface et tout peut à nouveau circuler, camions et valises de billets. Le plan final ne viendra que conforter le résultat obtenu, négocier devient inutile – paradoxalement – puisque les affaires reprennent. Il n’y a plus rien à voir, tout est « sous contrôle ».
Robert Briatte
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