"Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier", de Patrick Modiano
« Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier » : cette recommandation énigmatique, qui fait le titre du dernier ouvrage de Patrick Modiano, on ne sait, au début, par qui elle est faite, à qui elle s’adresse, ni pourquoi. On l’apprendra vers la fin du roman, une fois que l’intrigue aura basculé, trouvant son véritable héros ou acteur.
Cela se produit page 67, quand le personnage principal, Jean Daragane, se reconnaît, enfant, sur un Photomaton. Il lui aura fallu du temps pour le faire, la phrase elle-même sinuant jusqu’à la réponse :
« Cet enfant, que des dizaines d’années tenaient à une si grande distance au point d’en faire un étranger, il était bien obligé de reconnaître que c’était lui. »
C’est en effet sous une forme de contrainte, malgré lui, que Daragane se reconnaît. Parce que, dès lors qu’il est l’enfant de la photo, une histoire douloureuse trouve ses contours.
Une sorte d’art poétique
Tout commence par une phrase nominale : «Presque rien. » Un téléphone ne cesse de sonner dans l’appartement de Daragane. On est en septembre, il fait anormalement chaud et le héros ne sort plus de chez lui. Il ne répond que tardivement, quand la « piqûre d’insecte » de la sonnerie se fait plus vive. Un homme lui apprend qu’il a retrouvé son carnet d’adresses et souhaite le lui rendre.
Rendez-vous est pris. L’inconnu, un dénommé Gilles Ottolini, a des allures de maître-chanteur : il fait allusion à un ami dans la police, évoque une recherche sur un certain Torstel, dont le nom figure dans le carnet, accompagné d’un numéro à sept chiffres, autrement dit, bien ancien. Ottolini enquête sur ce Torstel impliqué dans un fait-divers. Il apparaît dans un roman écrit par Daragane. Quel lien existe-t-il entre l’individu du carnet d’adresses et le personnage créé par le romancier ?
C’est l’une des voies qu’ouvre le roman, celle de la mise en abyme, du roman dans le roman, dont on trouvera des traces nombreuses. Au point d’y lire une sorte d’art poétique. Ottolini vit avec Chantal Grippay, qu’il présente comme une « amie ». Tous deux harcèlent de façon insidieuse Daragane, multipliant les questions, le rencontrant dans Paris, chez Chantal ou en d’autres lieux. Et Daragane, qui n’aspirait qu’au silence, à la solitude, se laisse prendre au jeu, se fait piéger par le couple.
Lui qui faisait « la planche » se trouve happé, pris dans une descente qui le ramène à une enfance dont Torstel et d’autres, parmi lesquels une certaine Annie Astrand, faisaient partie.
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Un soupçon d’autodérision
Deux noms, pour les familiers de Modiano : Roger Vincent et la petite Annie. C’était en 1978, dans Remise de peine, un récit qui se déroulait dans le sud de Paris, dans une maison de Jouy-en-Josas qui apparaît dans SOS Météores, une aventure fameuse de Blake et Mortimer.
Ici, la maison se trouve à Saint-Leu-la-Forêt, et Daragane y retourne, comme il retourne dans le quartier de Pigalle où il vécut, un temps, chez Annie Astrand. Ce qui s’est passé à Saint-Leu, nous ne le saurons jamais, pas plus que nous n’avons su ce qui s’était passé dans Remise de peine : «Je ne puis pas donner la réalité des faits, je n’en puis présenter que l’ombre.»
La phrase de Stendhal, citée en exergue du roman, pourrait introduire toute l’œuvre de Modiano. Mais l’ombre s’est déplacée depuis Remise de peine : la lumière est donc posée ailleurs, sur Daragane. Un Daragane qui emprunte beaucoup à l’auteur, avec un soupçon d’autodérision assez réjouissant. Il est romancier, aime la solitude, fait le mort quand on le sollicite trop souvent, s’esquive lorsqu’une rencontre lui pèse.
Le bureau de son père se trouvait au numéro 73, boulevard Haussmann, comme l’un des bureaux du père de Modiano. Sa mère, comédienne, le laissa à Saint-Leu avec Annie et le fameux Roger Vincent, et Daragane habita square du Graisivaudan ou rue Coustou, comme Modiano lui-même.
Daragane aime les arbres et contemple le charme qui pousse dans la cour et le protège d’une chaleur excessive. Il n’a envie de lire qu’un seul écrivain : «Si on lui avait demandé aujourd’hui quel écrivain il aurait rêvé d’être, il aurait répondu sans hésiter : un Buffon des arbres et des fleurs. » Le promeneur parisien qu’est Modiano est aussi un grand lecteur de Tourgueniev et de Giono, dont il apprécie les descriptions de paysages.
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Se rappeler est une souffrance
L’auteur joue aussi avec les indices d’un monde passé qui semblent définir son univers. Il est question d’un ancien Wimpy, ancêtre du fast-food, rue de l’Arcade ; d’un « pneumatique », du temps où les « tuyaux » étaient en acier et où l’air comprimé projetait le courrier à grande vitesse ; le papier dont Ottolini se sert pour ses fiches ressemble au papier fin que l’on utilisait pour les lettres expédiées par avion.
Et puis il y a ce téléphone mobile dont on ne sait pas vraiment se servir, ou ces recherches qu’on mène sur des personnes dont on ne trouve pas la trace : « […] l’ordinateur était incapable de répondre, et l’on sentait passer à travers les multiples fils qui reliaient l’appareil à des prises électriques, une certaine hésitation et une certaine gêne ».
Oui, comme souvent, mieux vaut les fiches de police ou celles élaborées par un curieux personnage, mieux vaut prendre appui sur une mémoire, même défaillante, pour retrouver ce que l’on cherche, si toutefois on le cherche vraiment… Parce que, dans les romans de Modiano, et Pour que tu ne te perdes pas… ne déroge pas à la règle, se rappeler est une souffrance.
C’est aussi un besoin irrépressible, au point que Daragane est prêt à forcer des portes pour revoir la maison de Saint-Leu, mais les noms qui resurgissent, les souvenirs qui reviennent, le temps qui renaît de cette quête, portent en eux des douleurs, des absences. Le héros interroge un médecin retraité qui habite en face de la maison. « C’était comme s’il allait lui dévoiler le secret de ses origines, toutes ces années du début de la vie que l’on a oubliées, sauf un détail qui remonte parfois des profondeurs, une rue que recouvre une voûte de feuillage, un parfum, un nom familier mais dont vous ne savez plus à qui il appartenait, un toboggan. »
Ce qu’attend Daragane est au cœur de l’œuvre de Modiano, c’est ce qui en fait la dimension sensible, affective et poétique. Rangera-t-on un jour les «romans » de Patrick Modiano auprès des recueils de Nerval ou de Verlaine ? Ce serait là, sans doute, leur vraie place.
Norbert Czarny
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• Patrick Modiano, « Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier », Gallimard, 2014, 160 p.
• Le prix Nobel de littérature 2014 a été décerné le 9 octobre à Patrick Modiano pour « l’art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l’Occupation ». Il avait reçu le Grand prix du roman de l’Académie française pour « Les Boulevards de ceinture » (1972) et le prix Goncourt pour « Rue des boutiques obscures » (1978).
• L’annonce du prix Nobel par Peter Englund, secrétaire permanent de l’académie suédoise.
• « L’Herbe des nuits », de Patrick Modiano (2012), par Norbert Czarny.
• Le « Cahier de l’Herne » Modiano, par Norbert Czarny.
• Patrick Modiano dans les Archives de « l’École des lettres ».
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Il n’y a pas que face à Olivier Rolin que vous êtes percutant. J’ai bien aimé votre conversation de l’impossible au Petit Palais, hier.
Il y a dans votre approche de Patrick Modiano la même honnêteté. Cette phrase « mieux vaut prendre appui sur une mémoire, même défaillante, pour retrouver ce que l’on cherche, si toutefois on le cherche vraiment… » semble lier ces deux écrivains de l’entre-deux mais avec une langue et une démarche bien différente.
Olivier Rolin vous répondant qu’il ne pouvait pas acquiescer à vos suggestions c’est un peu Modiano butant sur « Bizarre… » quand il ne peut dire plus.