"L'Institutrice", de Nadav Lapid
L’institutrice Nira décèle chez le petit Yoav, un enfant de cinq ans, des dons extraordinaires pour la poésie.
Visiblement inspiré au sens fort du terme, comme le suggère son prénom – qui est celui du neveu du roi David, dérivé du nom de Dieu d’Israël et du mot père et signifiant « Dieu du père » –, il profère des poèmes, que recueille scrupuleusement sa nounou.
Nira elle-même écrit des poèmes comme pour échapper à la banalité de sa vie conjugale avec un mari matérialiste et sans imagination. Subjuguée par le talent précoce de Yoav, elle voit dans le fait d’être avec lui un bonheur et une mission. Du coup, obsédée par le jeune et mystérieux prodige, elle s’intéresse moins à ses propres enfants – adultes il est vrai – et décide d’encourager ses prédispositions, envers et contre tous, y compris le père de Yoav.
Cette entreprise désespérée lui fait franchir la ligne de la raison et de la loi.
L’intrigue de « L’Institutrice » se lit à plusieurs niveaux
Elle est inspirée d’une expérience autobiographique de Nadav Lapid, également écrivain, qui composa enfant des poèmes dont certains sont utilisés dans le film. Il y met probablement en scène un fantasme de cette époque, celui d’être pris au sérieux et admiré au point de faire tout oublier à sa maîtresse, substitut de la mère.
Mais comme Le Policier (2011), son premier long métrage, très remarqué dans les festivals et lors de sa sortie en salles, ce film, très différent sur le plan formel et narratif, peut suggérer la même interprétation socio-politique. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il ne pose pas vraiment le problème pédagogique du rôle des enseignants et des limites de leurs prérogatives.
Il entend analyser les dysfonctionnements de la société contemporaine, dénoncer l’engrenage étouffant et aliénant de la civilisation moderne, asservie au règne de l’argent et du rendement et, de ce fait, indifférente à toute forme d’art spontané et désintéressé.
Une mise en scène puissante et pertinente
Critique de fond servie par une mise en scène puissante et pertinente. Nadav Lapid, s’appropriant et interprétant les images les plus triviales de notre époque pour les intégrer à son propre système esthétique, instaure un violent contraste entre la vraie vie de Nira, accroupie à hauteur d’enfant dans la cour et la classe de la maternelle pour mieux entendre les poèmes de Yoav, et sa vie quotidienne de femme mariée insatisfaite – repas, sexe, fêtes de famille.
Dans son appartement, de très gros plans de corps qui vont et viennent devant l’objectif en se heurtant parfois à lui, venus directement de la vidéo domestique ou des téléphones portables, dénotent la trivialité ambiante. Nadav Lapid les utilise pour mieux mettre en valeur la grâce de l’enfant et la fascination de son institutrice, amoureuse de la poésie que sa vie bourgeoise ne peut lui offrir au point de tout risquer pour la préserver.
Un acte de protestation
Mais la poésie est difficile à filmer sans emphase, ni effets « poétiques ». Le cinéaste s’acquitte de cette délicate mission en questionnant son rôle – et donc celui du cinéma et de la culture en général – dans un monde matérialiste, qui vénère le cynisme et la vulgarité et n’accorde plus ni place ni valeur à l’art.
À cet effet, le film fait basculer le monde de Nira dans un fantastique léger, donnant de l’institutrice l’image ambiguë d’un personnage mystérieux et inquiétant, potentiellement dangereux pour l’enfant, qui semble plus mûr et plus raisonnable qu’elle. Ce faisant, il crée un suspense à la fois policier, psychologique et symbolique de la rupture radicale qu’opère la poésie dans un monde sclérosé.
L’Institutrice, avec une intelligence et une sensibilité artistique remarquables, est un acte fort de protestation contre une société moderne obsédée par le sexe et l’argent, et qui a perdu son pouvoir de symbolisation, essence même de la poésie.
Anne-Marie Baron
J’ai vu ce film récemment et je le trouve remarquable. A voir absolument. Bravo aux acteurs.Très bon commentaire.