« Mr Turner » de Mike Leigh – aujourd'hui dans les salles – et « Grace de Monaco » d’Olivier Dahan, deux biopics présentés à Cannes
.Curieusement, le festival de Cannes s’est ouvert cette année sur deux « biopics » (biographical motion true picture), Grace de Monaco, d’Olivier Dahan, et Mr Turner, du grand cinéaste britannique Mike Leigh. Avec Saint Laurent, de Bertrand Bonnello, cela en fait trois.
Ce genre d’abord télévisuel, mais qui existe depuis plus de 30 ans au cinéma, a connu une nouvelle déferlante au début des années 2000 avec La Môme, The Queen, Hitchcock, Lincoln, Edgar.
Sans doute parce qu’il est un moyen de mettre en avant nos grandes figures et de redorer ainsi l’image d’une civilisation occidentale décadente et en mal de reconnaissance à l’heure de la mondialisation.
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« Grace de Monaco », d’Olivier Dahan
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Le biopic a-t-il sa place dans un festival aussi exigeant que celui-ci ?
S’il y figure en ouverture, c’est que c’est une valeur sûre au box office des directeurs de salles de cinéma. Genre à succès, aux limites floues, il emprunte à tous les autres genres, du western à l’opérette. Oscillant entre les approximations historiques et le récit d’aventures romanesques, il obéit cependant à des contraintes narratives spécifiques.
Ce sont d’abord les codes profilmiques : le décor et les costumes d’époque en particulier. Le palais de Monaco est devenu un lieu mythique, un de ces « lieux de mémoire » sacralisés par le fétichisme des fans et des touristes.
Autre code : le caractère un peu figé des personnages, toujours conformes à un horizon d’attente qui typifie à outrance. Mots, attitudes, gestes emblématiques imposent au comédien une performance qui fait l’intérêt principal de l’œuvre, comme c’est le cas pour Nicole Kidman.
Les codes filmiques proprement dits concernent le choix du biographe entre l’exhaustivité d’une vie ou certains aspects de la vie privée, c’est-à-dire entre le récit totalisant ou le récit partiel – le début des années 60 pour Grace, les dernières années de sa vie pour le peintre.
Ils concernent également l’ordre narratif choisi, linéaire ou par flash-back, la sélection des éléments à éliminer, les partis pris destinés à faire sentir au spectateur l’écoulement du temps, la place accordée au dialogue et la place de l’énonciateur selon que le récit est en voix-off ou non.
Reconstitution et vérité historique
Quoi qu’il en soit, si répandue dans le public est l’idée de la véracité de telles reconstitutions que chaque spectateur se sent en droit de critiquer le moindre écart des biographies filmées par rapport à la vérité historique.
Pourtant le réalisateur est libre de ses choix, pourvu qu’il s’attache à une personnalité de premier plan comme la délicieuse Grace Kelly et l’immense peintre paysagiste britannique Joseph Mallord William Turner (1775-1851). Le glamour pour l’une, l’art de la peinture porté à son plus haut degré de raffinement pour l’autre assurent l’intérêt du public pour le récit de leur vie.
Après le biopic d’Édith Piaf, La Môme (2007), qui a offert l’Oscar de la meilleure actrice à Marion Cotillard, le film d’Olivier Dahan sur Grace de Monaco a été commencé en 2012, soit trente ans après la mort tragique de la princesse. La famille princière de Monaco n’a pas voulu être associée au projet, jugé peu conforme à la vérité, et a refusé l’autorisation de tourner au château, ce qui a obligé à reconstituer les appartements princiers non pas à Monaco mais à Lint (à quinze kilomètres d’Anvers) dans le royaume de Belgique.
Une œuvre commerciale qui ne répond pas aux exigences d’excellence d’un tel festival
C’est cet anniversaire et le voisinage de la principauté amie qui expliquent la présence de ce film hors de la compétition officielle, où il n’avait pas sa place. Car un tel biopic, malgré toute l’admiration qu’on a pour Grace Kelly, reste une œuvre commerciale qui ne répond pas aux exigences d’excellence d’un tel festival.
Dans celui-ci, les intrigues de cour ne sont pas passionnantes et le scénario joue à outrance sur le romanesque (en particulier la rencontre impossible entre Grace Kelly et Alfred Hitchcock à Monaco). Le principal intérêt de ce film très classique dans sa mise en scène est de retracer l’histoire financière de la principauté et ses rapports très conflictuels avec le général de Gaulle qui la menace d’embargo et même d’annexion pure et simple dans les années 60 si elle ne fait pas payer un impôt aux sociétés désireuses d’échapper au fisc venues se réfugier sur son territoire. Et si elle ne rétrocède pas ensuite cet impôt à la France.
En dehors de cet intérêt historique, le film reste assez conventionnel, même s’il instaure un jeu de miroirs vertigineux entre deux icônes, celle qui interprète et celle qui est interprétée, mais aussi entre les deux rôles de Grace Kelly : comédienne et princesse charismatique, ou entre fiction et réalité, real politik et conte de fées.
« Mr Turner », de Mike Leigh
Un film historique, intimiste et esthétique
Si le premier film relève davantage de l’hagiographie, celui de Mike Leigh se veut à la fois historique, intimiste et esthétique, nous faisant pénétrer dans l’univers personnel de Turner, qui permet de mieux comprendre son art. Très long – 2 h 29 –, il retrace les vingt-cinq dernières années de l’existence de ce membre de la Royal Academy of Arts qui vit entre son père, barbier et costumier qui est aussi son assistant, et sa dévouée gouvernante.
Au faîte de sa gloire, il côtoie l’aristocratie, fréquente les maisons closes et nourrit son inspiration par ses nombreux voyages. C’est d’ailleurs aux Pays Bas, devant un Rembrandt, que Mike Leigh le surprend d’abord, puis le cinéaste s’attache à analyser un caractère très introverti, peu communicatif, entièrement tourné vers sa propre vision intérieure de la lumière, qu’il a su traduire sur la toile comme personne, même si sa renommée ne lui épargne pas les railleries du public ou les sarcasmes de l’establishment. À la mort de son père, profondément affecté, Turner s’isole et sombre dans la dépression. Sa peinture s’assombrit.
Elle retrouve des tonalités incandescentes quand il rencontre Mrs Booth, propriétaire d’une pension de famille en bord de mer, dont il va emprunter le nom pour vivre avec elle incognito. Mr. Turner donne le rôle-titre pour la cinquième fois à l’acteur fétiche de Mike Leigh, Timothy Spall, excellent en artiste presque autiste, capable de faire mesurer le contraste frappant entre la trivialité bougonne de l’homme et le sublime de sa peinture, tant vantée par Ruskin, son exécuteur testamentaire.
Un portrait tout en nuances
Leigh a suffisamment de métier et de sensibilité pour ne pas créer un personnage stéréotypé de peintre excentrique, taciturne et manipulateur. Son film, loin d’être conformiste fait ressortir la pudeur d’un deuil cruel à la mort du père adoré, ou lorsque l’artiste rejoint, avec des émotions d’adolescent, sa maîtresse au bord de la mer.
Cynisme de cour de l’académicien, altruisme discret envers ses collègues, le portrait est tout en nuances et en contrastes. La somptueuse photo de Dick Pope exalte les ciels nuageux, les paysages crépusculaires et les marines tourmentées (comme le fameux Dernier voyage du Téméraire de 1839), faisant de chaque plan un tableau.
Le film n’entend pas montrer le chemin parcouru depuis la représentation réaliste jusqu’aux œuvres lumineuses, à la limite de l’onirique (Tempête de neige en mer, 1842), apparues après un voyage en Italie en 1819 (Campo Santo de Venise), où le peintre découvre le pouvoir suggestif de la couleur, il se veut un hommage à l’art de ce peintre génial arrivé à maturité et une réflexion sur la condition d’artiste, solitaire et sans compromis. La lumière jaillit de l’ombre et de la réflexion. Considéré tantôt comme précurseur de l’impressionnisme, tantôt comme celui de l’abstraction lyrique, Turner reste surtout, comme le montre le film, le « peintre des incendies ».
Un biopic qui mérite de figurer au palmarès
Un talent comme celui de Turner et sa vie peu connue justifient un biopic, et la qualité de celui-ci légitime complètement sa présence en compétition. Si Another Year avait enthousiasmé les festivaliers, mais n’avait reçu aucune distinction en 2010, Mike Leigh avait obtenu le prix de la mise en scène en 1993 pour Naked, et la Palme d’or en 1996 pour Secrets et mensonges.
Anne-Marie Baron