"La Belle Histoire de Leuk-le-lièvre", de Léopold Sédar Senghor et Abdoulaye Sadji
Publiée en 1953, La Belle Histoire de Leuk-le-lièvre est présentée par ses auteurs, le poète et futur président du Sénégal Léopold Sédar Senghor et son compatriote le romancier Abdoulaye Sadji, comme un « livre de lecture destiné aux élèves du cours élémentaire de l’Afrique noire ».
Mais, de même que l’on ne peut se contenter de ne voir en ses auteurs que deux « Africains membres de l’enseignement public », de même est-il difficile de considérer cet ouvrage comme un simple livre de classe, fût-il curieusement absent des bibliographies comme des biographies de ses auteurs.
Replacé dans le contexte historique de sa publication, le projet pédagogique auquel il obéit procède d’un engagement à la fois politique et culturel.
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Plus qu’un livre scolaire, « La Belle Histoire de Leuk-le-lièvre » est un acte
Dans la préface, Senghor et Sadji énoncent très clairement leurs intentions et leurs objectifs: faire apprendre le français aux élèves d’Afrique noire dans le respect de l’«âme nègre » déposée dans les contes et récits de la zone sahélienne qui ont le lièvre pour personnage central – « Héros familier, [il] est au Sénégal ce que Goupil-le-Renard était pour nos pères », écrit André Terrisse – ; favoriser la « symbiose » entre les apports d’une langue exogène et les acquis innés de langues maternelles concrètes mais également attentives aux « forces cosmiques »; transmettre dans la tradition des « contes à moralité » des leçons de sagesse spécifiquement africaines.
Autant de prises de position qui, dans la guerre scolaire de l’époque entre « assimiliationnistes » soucieux de voir appliquer en Afrique « le système d’enseignement primaire métropolitain unifié » et « africanistes » passionnément désireux d’une adaptation des programmes éducatifs au vécu et à l’univers mental des élèves, rangent Senghor et Sadji au premier rang de ceux-ci contre ceux-là.
On pourrait donc reprendre à propos de leur ouvrage la formule par laquelle Michel Leiris salua la publication par Cendrars de son Anthologie nègre : « Plus qu’un livre, c’est un acte. » Plus qu’un livre scolaire, La Belle Histoire de Leuk-le-lièvre est un acte par lequel les auteurs alors politiquement très proches — Sadji appartient au parti que Senghor a fondé en 1948, le Bloc démocratique sénégalais — entendent « manifester la Négritude ».
En leur double qualité d’Africains et d’enseignants, ils veulent apporter en partage aux élèves le trésor des « vieux contes des veillées noires » (L. S. Senghor), faire revivre les cultures natives dans leur richesse et leur « sapience » et, selon un précepte cher à Senghor, « assimiler [la langue et la culture française] sans être assimilé ».
Un acte par lequel plus particulièrement Sadji, le principal auteur du livre, entend « rivaliser » avec les livres de classe (ou pour la classe) écrits par des enseignants métropolitains – André Davesne, auteur de la célèbre méthode de lecture Mamadou et Bineta, fit paraître en 1932 ses Contes de la Brousse et de la Forêt alors même qu’il était collègue de Sadji à Thiès, au Sénégal. Un acte qui donne par ailleurs à Senghor, premier agrégé de grammaire africain, pleine légitimité pour mener son combat en faveur d’une nouvelle école, africanisée dans ses programmes, innovante dans ses méthodes.
« Un vaste drame »
Plus qu’un livre pédagogique, La Belle Histoire de Leuk-le-lièvre se présente surtout comme un « vaste drame » (préface). Dégagés de leur vocation scolaire et enfin saisis dans leur continuité narrative, les quatre-vingt quatre chapitres qui la composent constituent en effet un ensemble d’épisodes particulièrement riches et complexes, un fabuleux récit qui, pour parler comme Senghor, « [se] perd par les routes sans mémoire » de la longue tradition africaine (« Ndessé », Hosties noires).
Obéissant à une structure de type « ascendant » — l’une des sept combinaisons fondamentales du conte africain établies par Denise Paulme —, Leuk-le-lièvre mêle différents types de textes narratifs, enchâsse des récits gnomiques ou de « belles devinettes », joue d’une intertextualité qui réalise le « métissage culturel » du fonds africain et des apports adventices du Roman de Renart, des Fables de La Fontaine, des Contes de Perrault et peut-être même de gigantomachies indiennes et de récits bibliques.
Elle s’ordonne en sept cycles : la Découverte (textes 1-9); les leçons de l’expérience (10-17) ; l’Âge d’or et les causes de sa disparition (18-23) ; « les heurs et malheurs » de Leuk (24-57) ; l’initiation à la Sagesse (58-61) ; « le voyage d’étude chez les hommes » (62-68) ; la transmission de la Sagesse (69-82). Les deux derniers textes (83-84), occupés par le « retour triomphal » de Samba — l’enfant caché dans une termitière (69), volé par Leuk et confié par lui à l’éducation d’une lionne (70-72) —, forment un épilogue qui clôt l’histoire de Leuk tout en s’ouvrant sur celle de Samba, « de [ses] descendants et [des] descendants de ses descendants ».
Considéré ainsi dans sa totalité, le récit se présente comme le roman d’une double formation : celle de Leuk et celle de Samba, le premier transmettant au second son expérience et la sagesse en même temps que la richesse et le pouvoir, sous les formes d’un « immense troupeau » et de la « flûte enchantée » que lui a remise Mame Randatou-la-Fée.
Donner un sens à l’histoire des hommes
En instituant la royauté de Samba, Leuk donne en fait un sens à l’histoire des hommes et ouvre la voie à une société reconstruite sur des liens nouveaux.
Cette fonction fondatrice et « religieuse » fait de lui un animal totémique, ce que confirme par corrélation le tabou dont il fait aussitôt l’objet : La belle histoire… se termine en effet sur la prohibition alimentaire observée par Samba et sa descendance qui « s’interdisent de tuer un lièvre ou de manger la chair d’un lièvre » (p. 173).
Le Lièvre prend ainsi valeur de figure syncrétique où se confondent les traditions les plus anciennes du totémisme, des légendes merveilleuses et quelques grands mythes historiques. « Héros civilisateur », il rejoint la tradition des récits fondateurs : « Le triomphe du lièvre c’est, en fait, la victoire de Jacob sur Esaü, ou celle de David sur Goliath. Il apporte l’espoir et la revanche », écrit Louis-Vincent Thomas, qui cite un conteur diola: « Et le lièvre vint. Alors les visages s’éclairèrent, resplendissants de joie. Les plus vieux se prirent à espérer… »
Les métamorphoses du lièvre dans les Caraïbes et aux États-Unis
Comme on le voit, la « belle histoire » de Leuk racontée par Senghor et Sadji nous entraîne bien loin « par les routes sans mémoire ». Engagés sur ces routes, des conteurs sénégalais comme Birago Diop ou le malien Amadou Hampâté Bâ ont eux aussi « brodé » sur la trame des récits traditionnels qui ont le lièvre pour héros – le premier dans Les Contes d’Amadou Koumba (1947), le second dans Petit Bodiel (1977), « conte drolatique peul ».
L’incompréhension de Leuk et de Diargogne-l’araignée (texte 4) trouve par ailleurs une sorte de résonance dans l’opposition, en Afrique, entre les contes de la savane (Leuk) et ceux de la forêt (Diargogne, ou Kakou Ananzé, « l’araignée malfaisante », personnage central du recueil de contes de l’Ivoirien Bernard Dadié, Le Pagne noir, 1955). Mais La Belle Histoire de Leuk-le-lièvre nous invite à poursuivre ses épisodes en d’autres lieux et en des temps plus proches de nous.
Embarqué de force dans les cales des bateaux négriers, le lièvre se débusque aujourd’hui dans les contes et récits des Antilles (Compère Lapin), d’Haïti (Ti-Malice) et des États-Unis. Il connaît là de singulières métamorphoses.
Robert B. Roosevelt en fait « Ol’ Br’er Rabbit » dans les histoires qu’il donne pour la revue Harper’s mais c’est Joël Chandler Harris qui, avec son Oncle Rémus raconte (de 1880 à 1905), le transforme définitivement en un « trickster » populaire, celui qui inspire Song of the South (1946) de Walt Disney mais aussi le personnage de Bugs Bunny, le lapin farceur de Tex Avery (A Wild Hare, 1940) qui servira de mascotte à la Warner Bros avant de devenir celle… de Playboy ! Mais nous sommes là dans une autre histoire..
• Pierre Brunel, Jean-René Bourrel, Frédéric Giguet, « Léopold Sédar Senghor », ADPF, ministère des Affaires étrangères, 2006.
• «Éthiopiques », de Léopold Sédar Senghor, dans les Archives de « l’École des lettres ».
• Commander en ligne le numéro de « l’École des lettres »consacré à « Éthiopiques » de L. S. Senghor (160 pages, 9, 20 € franco de port) ; règlement par chèque ou envoi d’un bon de commande : l’École des lettres, 11, rue de Sèvres, 75006 Paris.
• L. S. Senghor sur le site de l’INA.
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Merci mes chers frères, compagnons de littérature de valoriser et de préserver nos cultures africaines face aux influences des celles occidentales, malgré le phénomène de brassage culturel. Sylvain KOUBGA, L’ami de la littérature
je l’ai cherché pendant très longtemps et enfin trouvé le livre qui m’a enchanté pendant toute mon enfance
Bonsoir, merci pour ce bel article, je voudrais savoir si ce livre est libre de tout droits, tombé dans le domaine public ou non ? Je serais vraiment reconnaissante de trouver cette information. Merci a vous par avance
L’état sénégalais doit programmer l’apprentissage obligatoire de ces genres d’ouvrage a un certain niveau du cycle primaire ou secondaire pour faire aimer la lecture aux élèves.
En plus des belles histoire de Leuk le lièvre, la fierté de ce livre réside dans les dessins. Merci de nous remettre les dessins originaux. C’ est cela qui fait le vrai charme de ce livre…
C’est vraiment génial de revoir de si rare contes. Ils nous ont beaucoup donné. Merci encore
Bonjour
J’ai suivi ce lien depuis le blog de https://leblogdelavieillemarmotte.over-blog.com/archive/2014-11/
Je suis heureuse d’avoir cette belle analyse des contes de Leuk
Le livre avec lequel j’ai appris à lire et à rêver
Je pense encore aux heures passées devant les illustrations
et je me retrouve encore petite fille rien qu’à les retrouver sur cette page…
Ce livre est étrangement rare dans nos librairies et c’est grâce à l’amitié de la Vieille Marmotte que je suis à nouveau en possession de ce précieux LIVRE que je fais découvrir à mes enfants.
Leuk…Et tous ses compagnons Ngaîndé le Lion et surtout la perfide Bouki l’hyène…
Hummmmm merci pour ce lien que je découvre
Frieda
Bonjour
J’ai appris à lire au Sénégal sur Leuk-le Lièvre, je me souviens d’un passage où il mangeait de la viande. Je n’ai jamais retrouvé cet épisode.
Merci
Isabelle Mérien
Bonjour Madame,
Vous avez bonne mémoire: Leuk est en effet né carnivore mais, résolu à « devenir meilleur » (chapitre 60, p.124), il suivra désormais les préceptes de Serigne N’Diamala la girafe et deviendra herbivore (ch.61, p.126-127). Se parachève ainsi la formation de Leuk. Il accède à une sagesse qui légitime sa métamorphose finale en éducateur du Roi et son statut d’animal totémique (ch.83 et 84).
A mon tour de vous remercier pour votre fidélité à Leuk!
JRB