« La Princesse de Clèves », de Mme de La Fayette, mise en scène et interprétée par Marcel Bozonnet

Marcel Bozonnet, "La Princesse de Clèves", Théâtre de la Bastille © Elisabeth Carecchio
Marcel Bozonnet, « La Princesse de Clèves »,
Théâtre de la Bastille © Elisabeth Carecchio

L’un des plus célèbres romans d’analyse du classicisme français, consacrant l’entrée dans la modernité littéraire, est depuis quelques années le cœur de cible de la politique de dénigrement culturel inaugurée par l’ancien président Nicolas Sarkozy, depuis son célèbre discours de campagne du 23 février 2006 (voir Clarisse Fabre, Le Monde, 23 mars 2011 : « 2009 : La Princesse fait le buzz »).

Il a suscité de salubres réactions artistiques telles que le film de Christophe Honoré, La Belle Personne (2008), avec Léa Seydoux, Louis Garrel et Grégoire Leprince-Ringuet, transposition de l’intrigue amoureuse du roman précieux dans un lycée parisien d’aujourd’hui ; ou le documentaire de Régis Sauder, Nous, princesses de Clèves (2009), consacré à l’enseignement de ce roman dans les quartiers nord de Marseille.
Sans compter les nombreuses lectures-performances qui se sont succédé dans toute la France, faisant de ce roman de la retraite méditative et du renoncement une œuvre militante de combat inscrite dans les questions de notre temps.

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Une adaptation hors du temps

Loin de ces effets de réception liés à l’actualité (même si Marcel Bozonnet a participé à la lecture-marathon de protestation contre le « populisme » anti-culturel organisée par les étudiants, artistes et enseignants place de la Sorbonne en 2009), mais tout aussi proche de nous par sa lecture actualisante  en demi-teinte et ses subtiles résonances, l’adaptation pour la scène de Marcel Bozonnet se présente sciemment comme hors du temps.

Mme de La Fayette, "La Princesse de Clèves", Barbin, 1708
Mme de La Fayette, « La Princesse de Clèves », Barbin, 1708

Le metteur en scène est soucieux avant tout de se mettre de « plain-pied » avec cette langue intemporelle qui « nous traverse » et nourrit profondément notre inconscient culturel. Elle est rendue à son mystère et à son vertige esthétique : « Nous sommes donc traversés par cette langue car c’est la nôtre, une prose cadencée qui nous parle. La question est : c’est beau mais pourquoi si beau ? » (Entretien avec Marcel Bozonnet, réalisé par Christophe Pineau le 13 mars 2013). C’est donc sous le signe de la constance qu’est placée l’interprétation de ce chef d’œuvre de la littérature d’introspection, rendu à sa dimension universelle.
Le projet esthétique et politique est placé ailleurs que dans les effets d’opportunité liés au contexte, même s’il y fait de façon fortuite puissamment écho : il s’agit de trouver la forme théâtrale adéquate susceptible de rendre apparente la psychologie profonde de ce grand roman d’analyse et d’introspection dont le personnage éponyme se caractérise, à défaut de connaître les codes sociaux, par son hyper-lucidité face aux soubassements de sa conscience, à mille lieues de toute complaisance ou de tout conformisme.
 

Un art consommé du montage et de la présence scénique

Fruit d’un compagnonnage de près de vingt ans, ce spectacle, créé au Théâtre des Arts en 1995, est porté haut et fort par le comédien et metteur en scène Marcel Bozonnet, tenant l’auditoire en haleine pendant une heure vingt, dans une atmosphère de recueillement et de communion.
Sur le plateau nu du Théâtre de la Bastille – lieu rompu aux formes expérimentales du collectif flamand du tg STAN et de nombreuses avant-gardes artistiques –, mais solidement architecturé par les effets de lumière (découpes, poursuites, focalisation, noirs) conçus par Joël Hourbeigt, l’interprète en habit de cour de la fin du règne d’Henri II, dessiné par le costumier Patrice Cauchetier, se livre à une singulière performance en solo. Elle le conduit à incarner tour à tour tous les personnages, à donner voix à toutes les sensibilités, à se donner à lui-même la réplique, à organiser des déplacements chorégraphiques millimétrés dans un art consommé du montage et de la présence scénique.
Adoptant des postures figées dans un style subtilement baroque, d’une grâce qui n’a d’égale que la simplicité raffinée du texte qu’il métabolise, le comédien joue d’adresse face au public, incarnant tour à tour exaltation du désir et dévoration de la jalousie, dévotion envers le devoir conjugal et esprit de persiflage de cour…
 

Un drame de l’intime au milieu d’une société de spectacle

L’adaptation d’Alain Zaepffel, qui est également chanteur et musicien, ce qui n’est en l’occurrence pas anodin, rend admirablement la théâtralité inhérente au roman de cette femme de lettres imprégnée de culture dramatique, sans jamais faire l’impasse sur l’arrière-plan historique, qui est bien plus qu’une toile de fond et remplit une nécessité fonctionnelle par rapport à la fiction amoureuse. C’est d’un sentiment amoureux sous contrainte, d’un drame de l’intime au milieu d’une société de spectacle qu’il est question dans ce roman indissociablement historique et sentimental.

Madame de La Fayette
Madame de La Fayette

La transposition pour la scène est nerveuse, souple, efficace. Elle mêle adroitement les passages d’anthologie (le bal au Louvre, la mort de Mme de Chartres, les fiançailles avec M.  de Clèves, la rencontre avec M. de Nemours, sa blessure lors d’un tournoi, la retraite à la campagne, la rêverie érotique de la canne et des rubans, le portrait dérobé au vu de tous, la scène d’intrusion de M. de Nemours dans le jardin de  Coulommiers, la douloureuse confession au mari, le renoncement à la passion dévorante, le dépit et la mort de M. de Clèves, l’exil de Mme de Clèves dans les Pyrénées) à des séquences plus personnelles, dans une évocation sans concession de la société de cour des Valois et des usages du grand monde pendant la Renaissance.
Les vingt-cinq premières pages de mise en contexte de l’intrigue sont ainsi presque intégralement convoquées sur scène dans le premier quart d’heure du spectacle.
 

Le rapport personnel de Marcel Bozonnet au Grand Siècle

L’acuité de la perception, la précision de la langue, l’économie verbale, trouvent dans les poses du comédien, cet « animal étrange » cher à Molière, situé « entre le crustacé et le moustique » (expression de Marcel Bozonnet), des solutions de jeu susceptibles de rendre sensible cette galanterie et cette préciosité d’un autre temps. L’ancien sociétaire de la Comédie-Française crée ainsi une  proximité inattendue entre ce texte du XVIIe siècle et le public contemporain, fruit d’un rapport personnel et presque intime au Grand Siècle, tout de retenue et de ferveur mêlées :

« Me voilà, de nouveau, au cœur des plaisirs et des difficultés, à apprendre, voire ressasser, ma chère langue du XVIIe  siècle. En elle, je vois bien une fois de plus, que vont d’un même pas la beauté stricte et l’horreur, et je redécouvre avec une force inaccoutumée que l’école du plus grand maintien cache un laboratoire de cris. Les phrases, qui paraissaient immobiles dans leur perfection, courent, de fait, d’un mouvement imprévisible. Mon travail tient en ceci : trouver les moyens de rendre à cette prose tout le registre des émotions qu’elle inspire. » (Dossier pédagogique du spectacle, téléchargeable sur le site du Théâtre de la Bastille, p. 2.)

Artisan du verbe, dont il polit inlassablement les effets de phrasé, ce comédien qui a joué le Cid sous la direction d’un autre grand amateur de langue classique, Jean-Marie Villégier, propose une déclamation sans affectation qui sait ménager d’éloquents silences au sein des effets rhétoriques appuyés d’une somptueuse matière oratoire.
D’une grande érudition, ce fin connaisseur des mystiques, des moralistes et du théâtre d’Ancien Régime se livre à un exercice de style de la meilleure facture, entretenant convergences, synergies, mais aussi disjonctions et décalages entre la parole et le geste.
Ce dernier est savamment agencé selon une chorégraphie aussi discrète qu’efficace conçue par Caroline Marcadé, collaboratrice de Carolyn Carlson et du groupe de recherche de l’Opéra de Paris. L’ensemble est souligné par un assemblage d’airs de musique classique qui se mélangent à la matière sonore, dans un spectacle d’arts mêlés au goût du Grand Siècle, en dépit de son apparent minimalisme.
 

Marcel Bozonnet, « La Princesse de Clèves », Théâtre de la Bastille © Elisabeth Carecchio
Marcel Bozonnet, « La Princesse de Clèves », Théâtre de la Bastille © Elisabeth Carecchio

 

«J’ai vu le monde avec “La Princesse de Clèves”»

Ce qu’illustre la démarche de ce spectacle qui a tourné en Guadeloupe, en Nouvelle Calédonie, mais également, dans une version française surtitrée, en Russie, au Venezuela, au Maroc, à Madagascar, c’est une tentative d’abolir les frontières du mythe fondateur du classicisme français :

« Le souvenir le plus marquant est d’avoir été invité à jouer La Princesse de Clèves au Théâtre national algérien à la fin de la période noire. C’était le signe que la sécurité était de retour. Le public a été intéressé par l’aspect “conte” de ce travail. Du fait que j’incarne plusieurs personnages, que quelques gestes ponctuent l’évolution de l’histoire, j’étais entré de plain-pied dans la catégorie des conteurs. J’ai vu le monde avec La Princesse de Clèves. C’est une tournée qui ne s’est jamais arrêtée et tout est resté très fidèle à la mise en scène d’origine car les lumières sont les secondes du déroulé et le spectacle prend sa respiration dans ces montées et descentes des effets lumineux. (Entretien réalisé par Christophe Pineau le 13 mars 2013.)

Elle s’accompagne d’un travail d’appropriation (« Pour moi, La Princesse de Clèves, c’est à présent la mienne ») et d’actualisation de ce roman d’analyse qui incite Bozonnet à comparer cette intrigue sentimentale contrariée à un « coup de foudre » de cinéma :

« On dirait de nos jours qu’elle a un coup de foudre. L’histoire de cette femme sera donc à la fois l’apparition du coup de foudre et la décision du renoncement. C’est cette question que pose cette intrigue et non pas celle du désir. Actuellement, nous renonçons aussi à nos désirs car l’autre nous fait peur. Elle, restera fidèle à son mari, car elle ne veut pas et ne peut pas céder au désir. » (Entretien réalisé par Christophe Pineau le 13 mars 2013)

 
Il est tout sauf fortuit que le metteur en scène, pour expliciter les choix de transposition dramatique de son projet esthétique, consistant à faire apparaître l’« émergence du summum de la beauté dans le beau », invoque précisément l’optique des « Classiques abrégés » de l’école des loisirs : « Seuls les grands points clefs ont été retenus, un peu comme une adaptation des Misérables dans cette même collection »... Rien d’étonnant à ce qu’une telle proposition artistique ait de quoi nous séduire et fasse écho à nos engagements littéraires.

Martial Poirson

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• « La Princesse de Clèves », mise en scène et interprétation Marcel Bozonnet. D’après le roman de Madame de La Fayette. Adaptation Alain Zaepffel, lumière Joël Hourbeigt, chorégraphie Caroline Marcadé, costumes Patrice Cauchetier, maquillage Suzanne Pisteur.

Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique du TNP de Villeurbanne
Jean-Pierre Jourdain,
directeur artistique du TNP de Villeurbanne

Le spectacle a été créé en 1995 au Théâtre des Arts – Scène nationale de Cergy-Pontoise. Coproduction Théâtre des Arts – Scène nationale de Cergy-Pontoise, Studio Productions. Production déléguée Maison de la Culture d’Amiens – Centre de production et de création. Réalisation Théâtre de la Bastille.
Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique du Théâtre national populaire de Villeurbane, présente l’interprétation de « La Princesse de Clèves » par Marcel Bozonnet : vidéo.
• France Culture accueille Marcel Bozonnet.
« La Princesse de Clèves », de Mme de La Fayette, par Yves Stalloni.
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Martial Poirson
Martial Poirson

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