
Wes Side Stories
Wes Anderson a déposé ses bagages à Paris jusqu’au 27 juillet. La Cinémathèque française lui consacre une rétrospective et une exposition d’envergure, tandis que son dernier film, The Phoenician Scheme est en salle depuis le 28 mai. L’occasion de revenir sur l’actualité printanière du plus européen des Texans et de proposer quelques pistes d’exploitation pédagogique.
Par Inès Hamdi, professeure de lettres (académie de Créteil)
Le rendez-vous a pris des allures d’abonnement. Depuis The French Dispatch (2021), Wes Anderson foule les marches et les sélections cannoises. The Phoenician Scheme n’a pas dérogé à la règle ni à celle d’être reparti bredouille du festival. C’est bien dommage tant le réalisateur semble avoir tiré quelques leçons de l’accueil tiède de ses précédents longs-métrages.
Dans The Phoenician Scheme, le spectateur est embarqué dans les aventures rocambolesques de Zsa-zsa Korda (Benicio Del Toro), un homme d’affaires aussi roublard que flegmatique. Ce dernier cumule les tentatives de suicide et d’assassinat à l’encontre de ses enfants (il vit à proximité de ses neuf garçons). Mais c’est accompagné de son unique fille, Liesl (Mia Threapleton), nonne en devenir, et d’un candide entomologiste, Bjorn, incarné par Michael Cera, qu’il tente de convaincre les actionnaires potentiels de son projet de restauration d’infrastructures situées en Phénicie.
« Personne n’y comprend rien », mais tout le monde y trouvera son compte chez les spectateurs. Wes Anderson a la bonne idée de délaisser les récits enchâssés et alambiqués pour revenir vers une unité d’action qui sied à merveille à cette jolie histoire de chaos financier. Il applique une recette simple et efficace reprenant les principes ludiques de La Mort aux trousses, d’Alfred Hitchcock, en troquant le motif du vieux garçon incarné par Cary Grant pour un père qui tente de (re)conquérir sa seule fille.
Le film émeut dans sa manière de mettre à l’épreuve ce personnage dans tous ses aspects. Si les protagonistes de Wes Anderson ont toujours été habités par la mort, c’est bien l’une des premières fois où le réalisateur creuse autant la question. Aux côtés d’Hitchcock, il convoque aussi Ingmar Bergman et son Septième Sceau (1957). Lors de ses expériences de mort imminente, Zsa-zsa Korda rêve (ou hallucine) son propre procès par un conseil d’êtres divins qui le met face à ses échecs d’humain.
Derrière le jeu affleurent les troubles de l’âme humaine. Cependant, Wes Anderson continue de refuser l’austérité en mêlant les tons et les esthétiques. Le grotesque côtoie aussi une forme de préciosité esthétique, le film d’aventures rencontre le roman picaresque, et l’ironie n’est jamais loin du drame familial qui se joue.
The Phoenician Scheme est un film intéressant à étudier en classe. La classification « Tous publics » et la multiplicité des registres permettent de l’aborder aussi bien au collège qu’au lycée. Les décrochages fantasmagoriques peuvent être analysés dans les questionnements des prochains programmes de cycle 4.
- En quatrième, l’objet d’étude « Sonder, explorer, anticiper : la fiction aux limites de notre monde » interroge les frontières entre « l’imaginaire et le rêve ». Les enquêtes policières sont désormais intégrées dans les corpus proposés ; The Phoenician Scheme relevant du film d’espionnage (mais pas seulement), il a toute sa place dans ce questionnement. Cette version remaniée de « La fiction pour interroger le réel »(objet d’étude des programmes de 2016) insiste sur le travail que l’enseignant devra mener afin de développer « l’esprit critique » de ses élèves. L’univers foisonnant de Wes Anderson permet de travailler la « créativité »et « d’enrichir [les] pratiques d’écriture » tout en « [appréhendant] la complexité du monde ». Le professeur peut orienter son chapitre autour de l’élaboration d’un storyboard. Les élèves auraient à créer une séquence inédite qui n’aurait pas été retenue au montage du film. Ils écriraient en groupe une note d’intention expliquant leurs choix et justifiant la cohérence de la scène nouvellement créée.
- La dimension mystique du film mais aussi théâtrale de l’ensemble de l’œuvre de Wes Anderson peut aussi convenir au niveau troisième. Le questionnement« S’affronter, débattre, questionner la société au théâtre : la scène et la Cité »permettrait d’aborder l’art du dialogue andersonien : un élément singulier et constitutif de son esthétique.
- Au lycée, le film s’inscrit aisément dans le programme plutôt libre de seconde, tandis qu’en première, le personnage énigmatique de Zsa-zsa Korda peut être rapproché de celui deManon Lescaut dans le cadre du parcours «Personnages en marge, plaisirs du romanesque ».De tous les héros de Wes Anderson, Zsa-zsa Korda fait partie des plus complexes. Ce personnage sans nationalité revendique son flottement. La disparition énigmatique de sa défunte épouse (et aussi mère de Liesl, sa fille) jette un voile inquiétant. Le professeur pourra interroger le paradoxe énonciatif posé au cours du film : si on suit le point de vue de Zsa-zsa Korda tout au long du film, il n’en reste pas moins chargé de zones d’ombre.
Fantastic Monsieur Wes
Ses admirateurs et ses détracteurs diront que c’est une évidence : Wes Anderson a droit aux honneurs d’une exposition à la Cinémathèque française, qui en profite pour proposer une rétrospective d’une carrière déjà longue de trois décennies.
À quelques exceptions près, cette rétrospective a lieu quasiment chaque week-end jusqu’à fin juillet. Asteroid City (2023) assure l’ouverture, tandis que The French Dispatch ferme le bal, le 26 juillet. Ce choix surprend là où La Vie aquatique (2004) ou The Grand Budapest Hotel (2014) auraient sonné comme des évidences tant les films sont appréciés. Choisir Asteroid City et The French Dispatch pour encadrer cette rétrospective d’envergure n’est pas anodin. Wes Anderson démontre qu’il en assume l’entière paternité malgré l’accueil assez tiède de la part du public et de la critique.
Depuis quelques années, ces derniers ont pu reprocher au réalisateur de placer une attention démesurée au visuel et de provoquer une forme de lassitude et d’ennui (ces termes reviennent souvent). Or, cette obsession pour les courbes et les lignes fait partie de l’identité de son cinéma. Wes Anderson, plus que n’importe lequel de ses contemporains, a construit des mondes reconnaissables par ses axes symétriques et ses couleurs chatoyantes. Sur les réseaux sociaux, il est même devenu une tendance. Le livre Accidentally Wes Anderson (sorti en 2020, paru en France en 2025 chez l’éditeur E/P/A) reprend les photographies du compte Instagram du même nom.
Finalement, ses mondes sont moins fictionnels que réels, moins creux que pleins : ces maisons de poupée grandeur nature existent et participent à développer un questionnement propre à son cinéma : comment habiter le monde ? Comment créer des liens avec les autres ? Qu’est donc cette mélancolie qui nous traverse ? La récurrence de ses collaborations aussi bien devant que derrière la caméra fait émerger une œuvre collective, une œuvre de troupe ; une constance et une stabilité de surface qui rassurent presque face au chaos de notre monde avec lequel composent les personnages.
Avec des lycéens, il peut être judicieux d’organiser un atelier dans lequel les questionnements philosophiques partiraient d’extraits de films de Wes Anderson.
- Le deuil est abordé dès Rushmore et se décline jusqu’à The Phoenician Scheme, et la figure de la mère absente. Peut-on combler l’absence ?
- La famille et ses multiples configurations se déploient dans toute l’œuvre andersonienne et l’attention se porte volontiers vers À bord du Darjeeling Limited (2007) ou Asteroid City qui mettent en scène le processus de recouvrement de la perte de l’être cher à travers l’union (fragile) qui se joue entre ceux qui restent.
- Les rapports entre l’être humain et l’animal peuvent être discutés à travers les films d’animation Fantastic Mr Fox (2009) et L’Ile aux chiens (2018). Dans ce dernier, le spécisme, le rejet arbitraire de l’animal, mais aussi le lien profond que l’on tisse avec eux sont autant de problématiques et de réflexions possibles.
- En option cinéma, le cinéaste peut être étudié dans le cadre de la sous-option « Cinéphilies et programmation». En effet, l’intertextualité qui traverse le cinéma de Wes Anderson paraît infinie. Cet admirateur de la Nouvelle Vague se plaît aussi bien à adapter des auteurs majeurs comme Roald Dahl qu’à revisiter les univers de ses maîtres comme Satyajit Ray et Yasujirō Ozu.
- Selon la sensibilité des enseignants, d’autres thèmes peuvent être abordés : de l’amour à l’amitié, en passant par Dieu …
Wes-moi si tu peux
Les films de Wes Anderson ont des allures de maquette : l’exposition de la Cinémathèque offre une occasion de les admirer de plus près et possiblement en famille (face à celles qu’il met en scène).
Ghislaine et Charlie, fans invétérés de Wes Anderson, avaient hâte de se rendre à la Cinémathèque aux côtés de leurs enfants Jim (7 ans) et Kyle (3 ans). L’exposition s’ouvre avec le diptyque Bottle Rocket (1996) et Rushmore (1998), premiers longs-métrages du cinéaste. Aucun film de l’esthète n’est négligé. Les murs des salles sont tapissés d’un rouge. Au fur et à mesure que l’on avance dans l’exposition, ce rouge s’assombrit pour tendre vers des tons brique, bordeaux puis violets. Avec le jaune, le bleu ou bien le vert, ces couleurs sont constitutives de la colorimétrie de ses films ; symbolisant la perte, la mélancolie ou la tempête des émotions traversant les personnages face aux multiples crises qu’ils rencontrent.

La famille de Kelly et Charlie a progressé comme une équipe d’archéologues sur le parcours : chaque salle propose des artefacts, des souvenirs de chaque film, disposés méticuleusement. Les (très nombreuses) photos de tournage côtoient les storyboards, les décors et les costumes qui sont autant d’éléments clés de son œuvre. Souvent, les films de Wes Anderson partent d’un visuel, d’un lieu, d’une image. Comme il le confie dans l’entretien clôturant l’excellent catalogue de l’exposition : le décor est souvent son point de départ.
Cette exposition est ainsi l’occasion de matérialiser la fabrique d’images de son auteur. Les empilements de carnets et les cascades de polaroïds de tournage étourdissent. Mais ils ne sont malheureusement pas consultables. L’exposition semble prise à son propre piège : elle exhibe les contours de l’œuvre du cinéaste mais manque parfois de consistance.
Les enfants semblent y trouver davantage leur compte. Jim est resté hypnotisé par l’extrait de La Famille Tenenbaum (2001), son film préféré avec Fantastic Mr Fox. Il s’est attardé ensuite dans la partie consacrée aux films d’animation. Une activité propose de découvrir les coulisses de la création des figurines de L’Île aux chiens (2018) via un casque de réalité virtuelle. Globalement, Jim a confié avoir « bien aimé voir comment les marionnettes des films ont été créées et comment les animaux bougeaient dans Fantastic Mr Fox. » Cela a notamment attisé sa curiosité sur les films qu’il n’avait pas encore vus.
Sa famille a terminé le tour des costumes, décors, maquettes et accessoires clés de l’œuvre de Wes Anderson. Le distributeur d’Asteroid City, ses bleus et ses tons sablés appellent ceux de The Phoenician Scheme, film qui manque forcément à l’appel mais qui aurait trouvé sa juste place après les sympathiques courts-métrages adaptés de Roald Dahl (on y revient), diffusés sur Netflix qui ne sont pas non plus présents.
Finalement, finir sur Asteroid City prend tout son sens au-delà de la chronologie. C’est terminer sur une mélancolie soyeuse, parfois inoffensive, mais qu’on ne regrette jamais d’avoir croisée tout comme l’ensemble des films de Wes Anderson.
I. H.
The Phoenician Scheme, de Wes Anderson, film américain (1 h 41), avec Michael Cera, Benedict Cumberbatch, Bryan Cranston, Benicio Del Toro, Charlotte Gainsbourg, Tom Hanks, Scarlett Johansson, Mia Threapleton.
Wes Anderson, exposition jusqu’au 27 juillet, La Cinémathèque, 51 Rue de Bercy, 75012 Paris.
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