
Tatami, de Guy Nattiv et Zar Amir Ebrahimi,
reçoit le prix Jean Renoir des lycéens
Le jury lycéen 2025 a choisi un film qui parle de sport sur fond de crise diplomatique. Tatami s’inspire de l’histoire de Sadaf Khadem, première boxeuse iranienne, aujourd’hui réfugiée en France. Il se déroule pendant les Championnats du monde de judo féminin de Tbilissi quand l’athlète iranienne doit renoncer à affronter l’israélienne.
Par Philippe Leclercq, critique de cinéma
Le jury lycéen 2025 a choisi un film qui parle de sport sur fond de crise diplomatique. Tatami s’inspire de l’histoire de Sadaf Khadem, première boxeuse iranienne, aujourd’hui réfugiée en France. Il se déroule pendant les Championnats du monde de judo féminin de Tbilissi quand l’athlète iranienne doit renoncer à affronter l’israélienne.
Par Philippe Leclercq, critique de cinéma
Réuni en conclave à l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son (Fémis) les 27 et 28 mai derniers, le jury du prix Jean Renoir des lycéens a rendu son verdict en distinguant cette année Tatami, coréalisé par Guy Nattiv et Zar Amir Ebrahimi. Composé d’élèves de classes de seconde à la terminale, le jeune aéropage avait la délicate mission de départager une sélection de films aussi divers qu’exigeants. Aux côtés de Tatami figuraient en effet L’Histoire de Souleymane, de Boris Lojkine ; La Plus Précieuse des marchandises, de Michel Hazanavicius ; Vingt dieux, de Louise Courvoisier ; Bird, d’Andrea Arnold ; Black Dog, de Guan Hu.
Toutes les cinématographies
Le prix Jean Renoir des lycéens (PJRL) est organisé depuis 2012 par le ministère de l’Éducation nationale, en partenariat avec le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), et avec le soutien de la Fédération nationale des cinémas français (FNCF). Il permet à des élèves d’une cinquantaine de classes de visionner six longs-métrages en salle de cinéma , durant l’année scolaire, puis de participer au jury qui en désigne le lauréat.
Tous les établissements désireux de prendre part à l’opération sont invités à déposer un dossier de candidature dûment renseigné à la DAAC de leur rectorat avant la fin du mois de juin. Délai de rigueur… Pendant ce temps, un comité de pilotage, composé par des professionnels de l’éducation et du cinéma, entreprend de visionner et de sélectionner les œuvres du programme. Sans exclusive. Toutes les cinématographies française et étrangère, et tous les genres peuvent être représentés, excepté, bien sûr, ceux que la morale réprouve (pornographie, hyper-violence, etc.). Le film couronné est ipso facto intégré au dispositif « Lycéens et apprentis au cinéma » auquel, rappelons-le, participent chaque année quelque 320 000 élèves de toute la France.
Déroulement
En 2024-2025, plus de 1 300 élèves de lycées généraux, techniques et professionnels, ont pu voir les six films du prix Jean Renoir dans les salles partenaires au moment de leur sortie nationale (de septembre à mars). Chacune des classes inscrites au dispositif a ensuite désigné deux délégués chargés de défendre leur choix lors de la cérémonie parisienne de remise du prix. À cette occasion, les élèves ont rencontré les représentants de chaque film (réalisateur, producteur et/ou distributeur) avec lesquels ils ont été invités à débattre. L’élection du film lauréat s’est enfin accompagnée du prix de la critique remis par un jury professionnel aux meilleures critiques (écrites, sonores ou audiovisuelles) produites par les élèves.
Rendre les élèves conscients de leur rapport à l’image
Le prix Jean Renoir des lycéens a pour objectif de montrer d’autres images, d’autres cinématographies, d’autres modes de pensée que ce vers quoi les adolescents sont naturellement attirés. Il s’inscrit en cela dans l’esprit des autres dispositifs d’éducation à l’image proposés par l’institution : « Maternelle au cinéma », « École et cinéma », « Collège au cinéma » et « Lycéens et apprentis au cinéma ». Autant d’opérations dont les enjeux éducatifs, esthétiques, culturels et citoyens ne sont plus à prouver.
Comme tous ces dispositifs, le PJRL participe au socle commun de connaissances et de compétences ; il incite notamment les élèves à acquérir une culture indépendante de la culture dominante. Le prix vise à rendre les élèves actifs dans leur rapport à l’image ; il cherche à les encourager et à les rendre conscients de leurs impressions.
Développer le point de vue argumenté
Face à des films d’auteur (et pour certains projetés en VO sous-titrée), les élèves sont parfois désarçonnés, dubitatifs ou franchement dégoûtés. Il s’agit dès lors de faire naître les remarques, de motiver la réflexion, de susciter le point de vue argumenté. À la défiance des uns s’oppose bientôt l’enthousiasme sinon l’avis nuancé des autres. Passé la perplexité initiale (des premières projections notamment, en septembre-octobre), la parole circule enfin librement, nourrie de contradictions et d’idées nouvelles propices à étayer le texte critique que chacun a pour devoir d’écrire.
L’exercice est libre, autorisé seul ou en petits groupes. Outre la qualité rédactionnelle, c’est la pensée sensible et personnelle qui est privilégiée, l’émotion et la réflexion, au-delà de la narration ou du simple descriptif de l’œuvre. Il importe de formuler un jugement raisonné, propre à former le goût et l’esprit critique, propre à alimenter la curiosité et la pensée esthétique, à faire éclore le désir de faire, de créer, d’inventer.
Tatami, un film de sport ?
Les lycéens du PJRL 2025 ont d’abord plébiscité un film qui parle de sport. Comme on a pu vérifier durant les Jeux olympiques 2024, le sport est un formidable pourvoyeur de dramaturgies. Voyant en lui un solide support de scénario, le cinéma de fiction s’y est très tôt intéressé. Le cinéma et le sport moderne sont d’ailleurs nés à la même époque. Le cadre compétitif s’appuie sur des ressorts permettant de construire des intrigues exemplaires, qu’il s’agisse de trajectoires ascensionnelles conduisant à la victoire ou, à l’inverse, de parcours s’achevant dans la défaite et les larmes. Dans l’un ou l’autre cas des récits, les mêmes valeurs – le dépassement de soi, l’intelligence tactique, le goût du sacrifice, la valorisation de l’individu au service du groupe, la reconnaissance sociale – y sont fièrement et régulièrement brandies.
Prenant soin de se démarquer de l’habituel formatage du genre (success story ou tragédie du déclin), Tatami se déroule pendant les championnats du monde de judo féminin de Tbilissi, en Géorgie. La judoka Leila (Arienne Mandi), soutenue par Maryam (Zar Amir Ebrahimi), son entraîneuse et sélectionneuse à la tête de la délégation de la République islamique d’Iran, réalise un début de compétition fracassant. Contre toute attente, la médaille d’or lui semble vite promise jusqu’à ce que sa coach ne reçoive l’ordre de faire cesser sans délai la brillante série de victoires. Le motif : Leila ne doit en aucun cas prendre le risque de rencontrer la championne israélienne, elle-même en pleine ascension dans un tableau parallèle. Confrontée à des menaces de plus en plus explicites, Leila fait alors face à un intense dilemme cornélien. Doit-elle capituler et renoncer à ses idéaux ou, à l’inverse, résister, défier l’autorité et réaliser ses rêves de gloire… au risque de tout perdre ?
Un thriller sous haute pression
Tatami n’est pas un film de sport comme les autres. L’enjeu de la performance physique et sportive n’y est pas si important que la question sociale et politique qui le traverse de bout en bout. Laquelle rencontre aujourd’hui un puissant écho diplomatique…
Réalisé à quatre mains – et pour la première fois – par un cinéaste israélien, Guy Nattiv, et une actrice et réalisatrice franco-iranienne, Zar Amir Ebrahimi, Tatami plonge d’emblée son récit dans un climat de thriller en noir et blanc d’autant plus oppressant qu’il est assujetti à la règle des trois unités de lieu (le gymnase), de temps (une soirée de compétition) et d’action (soumettre ou se soumettre).
Selon les lois du genre, un mécanisme narratif se met rapidement en place, qui fait dialoguer l’intensité des scènes de combat sur le tatami et la tension provenant du conflit entre l’entraîneuse et les différentes figures du régime qui la pressent d’abord de coopérer, puis entre la jeune athlète et sa « coach » qui s’applique à lui extorquer son accord de forfait.
Tandis que les oukases, émanant du bureau même du Guide suprême de la Révolution (Ali Khamenei), font voler en éclats la belle unité d’équipe, un véritable duel s’engage entre l’entraîneuse et son athlète. La première, qui craint pour sa propre vie, poursuit bientôt sans relâche la seconde pour la dévoyer. Cette dernière s’efforce de tracer sa route de championne dans un gymnase qui ressemble de plus en plus à un labyrinthe, contre les parois dans lesquelles elle se cogne, comme pour s’extraire du piège qui se resserre sur elle. Des images en contrepoint des scènes de la compétition montrent, en effet, la promptitude des services policiers du régime des mollahs à mettre leurs menaces à exécution en séquestrant le père et en traquant le mari et le fils de Leila dans les rues nocturnes de Téhéran.
Le terrain émancipateur du sport
Résolue cependant à faire de son corps une arme pour défendre ses droits, la jeune judoka refuse d’abdiquer et enchaîne les matchs victorieux. Et envoie, un peu plus à chaque fois, le régime au tapis. Son entraîneuse, tourmentée par le devoir d’obéissance, la peur des représailles et le souvenir de sa propre sujétion, voit alors progressivement en elle l’héroïne d’un combat pour la liberté qu’elle n’a jamais su mener. Celle-ci devient l’élève de son élève et avec elle, portée par son exemple farouche, tente de regagner sur le terrain émancipateur du sport la dignité dont la politique du régime autoritaire l’a toujours privée. Pour sauver littéralement leur vie, les deux femmes s’emploient à faire bouger les lignes, et font de la discipline sportive le cadre de leur liberté contre l’encadrement de la discipline sociale – invisibilisante, disqualifiante, liberticide – à laquelle elles ont toujours été soumises.
Dans Tatami, deux lois s’opposent frontalement : celle du sport, et ses valeurs humanistes, où sur le terrain duquel l’adversaire est perçu comme un adversaire, non comme un ennemi, et celle d’une politique dont les lois discrétionnaires peuvent réduire à tout moment un individu en ennemi du groupe à éliminer. Comme des millions de leurs compatriotes, Leila et son entraîneuse Maryam sont ici les otages d’un régime qui les écrase et d’un conflit (contre Israël) qui les dépasse.
Des modèles de résistance
Écrit avant le mouvement de contestation des femmes iraniennes (déclenché à la suite de la mort de Mahsa Amini, une étudiante iranienne d’origine kurde de 22 ans, arrêtée pour port mal ajusté du voile, frappée et tuée par la police des mœurs, le 16 septembre 2022), le scénario de Tatami s’inspire de l’histoire de Sadaf Khadem, la première boxeuse iranienne, aujourd’hui réfugiée en France. Outre le parcours de l’actrice-réalisatrice elle-même (exilée d’Iran suite à une campagne de calomnie à la sextape), d’autres figures du sport iranien ont encore alimenté la fiction, à l’image de la grimpeuse Elnaz Rekabi, courageuse athlète pratiquant sa discipline sans porter le hijab, et de la championne de taekwondo Kimia Alizadeh qui, après avoir été la première Iranienne à être médaillée aux JO de Rio en 2016, a décidé de quitter son pays avec son époux suite aux menaces brandies par le régime. Une athlète que les spectateurs des JO de Paris ont pu apercevoir l’année dernière sur le tatami sous les couleurs… de la Bulgarie dont elle a reçu la nationalité en avril 2024…
P. L.
Tatami, film américain et géorgien (1h45), de Zar Amir Ebrahimi et Guy Nattiv, sorti le 4 septembre 2024.
L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.