Sebastião Salgado, la photographie contrastée

Un article du Monde annonçant la disparition de Sebastião Salgado le 23 mai dernier frappe Éric Hoppenot, que l’œuvre de ce photographe franco-brésilien n’a jamais cessé d’accompagner. Sa dernière rencontre avec son œuvre date de quelques semaines à la belle exposition que le musée des Franciscaines[1] lui consacre à Deauville. Témoignage critique.

Éric Hoppenot, professeur de lettres à l’Inspé de Paris-Sorbonne Université
et au Collège international de philosophie

« Le Franco-Brésilien mondialement connu pour ses grands récits photographiques en noir et blanc était l’un des derniers héritiers de la photographie humaniste », annonce le portrait que Le Monde consacre au photographe mort le 23 mai 2025. Je repense en lisant cet article à ce photographe qui n’a jamais cessé de m’accompagner.

Les premières photos de Salgado qui m’ont sidéré sont celles des garimpeiros, ces travailleurs des mines de la Serra Pelada dans le nord-est du Brésil, qui étaient exploitées manuellement dans les années 1980-1992. Ces « chercheurs d’or » incarnent de véritables damnés de la terre, rêvant sans doute d’une très improbable fortune en grimpant soixante fois par jour sur de petites échelles, des falaises à pic et boueuses, avec des sacs de terre de 35 à 65 kilos sur le dos. Serrés les uns derrière les autres, dans une indistinction totale, ils ressemblent au peuple des fourmis.

Cet ensemble de Serra Pelada est constitué d’une petite trentaine de photos qui multiplient les échelles et les angles, privilégiant les plans d’ensemble et les plongées, mais captant quelques portraits bouleversants. Ce sont ces choix de plans d’ensemble verticaux qui, métaphoriquement, donnent l’impression d’observer une immense fourmilière embourbée.

L’absence de visage sur certaines n’empêche ni l’émotion ni l’empathie. Ces hommes sont couverts de boue des pieds à la tête. La terre paraît les avoir enveloppés d’une seconde peau. Ces photos ont un statut particulier, car, si elles appartiennent au livre La Main de l’homme[2], elles ont fait l’objet d’une édition de poche[3] qui a participé à la première reconnaissance de Salgado. D’une certaine manière, avec le soin esthétique qu’il apporte à ses tirages, dès son travail de la Serra Pelada, Salgado fait de ces clichés un véritable commerce. On le lui a souvent reproché d’ailleurs, certains de ses contradicteurs considérant que son esthétisation à outrance amenuise la portée sociale et critique de la condition des garimpeiros. Reste que ce photographe confère au photojournalisme une véritable ambition esthétique. En outre, son propos n’était pas de dénoncer la condition inhumaine des chercheurs d’or, mais de témoigner de la nature de leur travail.

Femmes et hommes façonnant le monde moderne

L’ouvrage La Main de l’homme (1992) cherche à rendre hommage aux femmes et aux hommes qui, par le travail dans les industries et les transports, façonnent le monde moderne : « Ce livre est un hommage aux travailleurs, l’adieu à tout un monde qui est en train de disparaître lentement, un tribut à ces hommes et à ces femmes qui travaillent encore avec leurs mains, comme ils l’ont fait pendant des siècles », y est-il écrit. Ce livre n’est pas une œuvre directement engagée, mais elle se donne quand même pour objet de dénoncer les méfaits de la surindustrialisation de la fin du XXe siècle. De nombreuses images témoignent du danger du travail, comme la série des photos saisissant l’épreuve des pompiers devant les puits de pétrole en feu au Koweït ou d’autres clichés montrant la précarité de certains travailleurs. Une partie de la démarche de Salgado s’inscrit dans une ambiguïté entre rendre hommage et témoigner

Éthique et esthétique de la misère

En 2000, Salgado publie une nouvelle œuvre monumentale, Exodes[4]. Il ne s’agit plus de regarder le monde industriel, mais d’attester de tous les drames humains engendrés par les migrations, qu’elles soient d’origine politique, économique ou climatique. Salgado parcourt la terre et se confronte à des centaines de visages exilés ou sur le chemin de l’exil.

On a pu répéter à Salgado – comme à d’autres – que l’on ne fait pas de la bonne photographie, critique, engagée, avec de bons sentiments. Jean-François Chevrier[5] écrivait à propos de l’exposition Exodes que : « Le pathos pseudo-épique du journalisme humanitaire n’a jamais été aussi écœurant, la mystification de la photogénie et la corruption esthétique des bons sentiments n’ont jamais été aussi massives. » Il reproche à Salgado de faire de la photographie de la vulnérabilité un art trop maîtrisé, trop identifiable à son auteur. Le cliché prendrait le pas sur le ou la réfugié(e), dans une esthétique immédiatement reconnaissable et emphatique. Ce point de vue négatif est contredit par Anne Biroleau[6] (rédactrice du dossier de l’exposition virtuelle « Salgado »). Elle décèle au contraire dans l’esthétique du photographe brésilien ce qui « permet une mise à distance, un évitement de l’émotion immédiate, de la sentimentalité si souvent pointée comme un défaut constitutif de la photographie de filiation humaniste. Ce n’est pas une effusion pathétique que suscite ici l’image, mais une méditation qui différencie la représentation et le réel dont elle est issue ». On ne peut en tout cas pas lui reprocher une forme de voyeurisme ou de ne pas prendre le temps de partager les inquiétudes, le désarroi ou la souffrance des exilés.

Mais Exodes n’est pas un parcours de tous les encampements de la terre. Salgado montre aussi des gares et des trains bondés de populations qui se déplacent ou des travailleurs économiques exilés. Indéniablement, les pages les plus prenantes du livre sont celles prises au Rwanda et au Congo au moment du génocide des Tutsis (1994).

Au parti pris de cette œuvre s’attache aussi un projet précédent[7] qui raconte les grandes famines au Sahel. Salgado a passé des mois aux côtés de Médecins sans frontièrespour témoigner de la souffrance des populations affamées par la sécheresse. Est-on davantage fasciné par son art de ou par le regard vide de l’enfant décharné qu’il capture ? Le souci esthétique estompe-t-il l’ambition critique ?

Ces questions, qui croisent l’éthique, l’esthétique et le discours humaniste, devraient être l’objet d’une réflexion dans les classes sur les enjeux du photoreportage et plus généralement sur la représentation et la critique d’image. Pourtant, l’esthétisation de la douleur fait partie intégrante de l’histoire de l’art, en commençant par le motif de la mater dolorosa. Salgado se définissait non comme un artiste, mais comme un photographe humaniste, son regard cherchant la dignité humaine.

Genesis[8], le souci de la terre

Après le génocide rwandais, Salgado, dépressif, décide d’arrêter la photographie et de rentrer au Brésil pour s’occuper de la ferme familiale. Il a présenté son projet suivant, Genesis (2013), comme une lettre d’amour adressée à la terre. Paradoxe : il a été en partie financé par Vale, une industrie brésilienne, l’une des plus importantes entreprises minières monde, et les plus polluantes. La photographie n’est pas qu’un art.

Dépassant les polémiques sur le commerce de la compassion, Genesis offre un nouveau regard : pendant près de dix ans, le photographe humaniste a glissé de la représentation de la condition humaine à celles de paysages inconnus ou oubliés et d’animaux sauvages. S’il a adopté la photo numérique, le style de Salgado reste identique avec des noirs et blancs fortement contrastés qui explique une partie de la fascination provoquée, l’autre étant due aux très grands formats. Des photos comme celles des éléphants ou de la queue d’une baleine restent des œuvres tout à fait exceptionnelles, proposant un regard inédit sur certains grands animaux sauvages.

Sebastião Salgado et Wim Wenders. Le Sel de la terre

Le Sel de la terre (2014), film réalisé par Wim Wenders et le fils de Salgado, est le plus grand hommage rendu au travail du photographe, non seulement à son art, mais également à son engagement environnemental.

En 1998 en effet, Salgado, à l’initiative de son épouse, décide de faire revivre des espaces forestiers complètement disparus. Pendant dix à quinze ans, ce sont environ deux millions et demi d’arbres qui ont reboisé les environs de sa ferme familiale. Celle-ci avait été frappée par l’érosion qui avait asséché les collines, et son père avait dû se séparer d’une partie de la forêt pour pouvoir élever ses sept enfants. Certains des détracteurs du photographe ont déploré qu’il ne reboise que ses terres, sans partager avec des paysans brésiliens. En réalité, il aurait reboisé bien au-delà. La faune s’est réapproprié les lieux ainsi que des animaux sauvages comme le jaguar, et ce territoire est devenu un parc national.

Plusieurs passages du film de Wenders méritent analyse, par exemple la séquence d’ouverture consacrée à la Sagrada Pellada. Salgado y explique les conditions de vie des garimpeiros et son immersion dans la mine d’or.

Plus étonnante encore, la séquence où Salgado part avec son fils faire un reportage sur la migration des morses. Il rencontre un ours blanc qui rend le reportage difficile, et alors que Salgado a la possibilité de photographier l’ours de près, il ne le fait pas : « Il ne suffit pas d’être à côté d’un ours et de le photographier de près. Quand le cadre n’est pas bon…Tu vas montrer l’ours, mais tu n’en feras pas une photo. […] Il n’y a rien en arrière-plan, rien pour composer la photo, rien pour ajouter au cadre. » Étrange passage où la photo, tout de même rare, d’un ours, n’advient pas. Le sauvage n’importe pas plus à Salgado qu’un sujet potentiel. La présence de l’animal ne lui suffit pas. Il ne peut être photographié que s’il s’inscrit. Au lieu d’observer l’ours et de « profiter » de sa présence, le photographe fait comme l’ours, il s’assoupit.

Le film de Wenders et du fils de Salgado est construit comme une biographie qui s’élabore à travers la chronologie des projets de photos et une réflexion sur de nombreux clichés. La cellule familiale est un autre aspect de la biographie de Salgado. Wenders insiste notamment sur le rôle prépondérant de son épouse dans la diffusion de l’œuvre du photographe.

Il manque sans doute au film de Wenders une analyse plus technique des choix de Salgado, l’usage de telle sensibilité, le choix de tel objectif, de la nature des retouches, du passage de l’argentique au numérique, de cela rien n’est dévoilé, ni du style ni de la fabrication des photographies.

Champ d’étude en friche

La démarche Salgado et son œuvre constituent un champ d’étude à peine découvert. Son travail, ses points de vue, sa manière de dire quelque chose de notre monde sont particulièrement dignes d’intérêt pour des élèves, non seulement en raison de la charge émotionnelle, mais aussi parce que le travail de Salgado oblige à réfléchir sur ce que Guy Debord appelait « la société de spectacle ».

Sur les photos de Salgado, on pourrait conduire un travail fécond à partir des concepts de punctum et de studium établis par Barthes dans La Chambre claire. Si le studium fait l’objet d’une recherche, d’une quête de tel ou tel type d’image, les visuels qui en relèvent peuvent choquer, mais ne restent pas gravés dans la mémoire.

Au contraire, le punctum, c’est davantage l’image qui vient à ma rencontre, qui me saisit, « Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne)[9]. ». Dans le registre du punctum, un détail de la photo va provoquer chez le spectateur un trouble durable, qui n’advient pas nécessairement lors de la première vision, le punctum peut être un après-coup qui surgit dans la mémoire de l’image ou au moment de la revoir.

Ce qui « pique » Barthes dans certaines photos n’a rien à voir avec le spectaculaire ou la grandiloquence d’une image. À moins que sa photographie retire toute possibilité d’isoler un détail. Les styles de Doisneau et Salgado sont probablement diamétralement opposés.

 « Je me méfie de la compassion suscitée par des photos et que ne prolonge aucune réflexion, a confié l’essayiste américaine Susan Sontag. Je crois que la réflexion doit se substituer à l’incantation généreuse, qui n’est souvent qu’un simulacre[10]. »

É. H.

Quelques références bibliographiques 

  • Sebastião Salgado, La Main de l’homme. Une archéologie de l’ère industrielle, Paris, Éditions de La Martinière, 1992.
  • Sebastião Salgado, Exodus, Paris, Éditions de La Martinière, 2000.
  • Sebastião Salgado, Genesis, Paris, Taschen, 2013.
  • Sebastião Salgado, Amazonia, Paris, Taschen, 2021.

Pour aller plus loin

Sur le film Le Sel de la terre :

Sur Sebastião Salgado :

Sur la photographie :

  • Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Gallimard, 1980.
  • Denis Roche, La Disparition des lucioles (Réflexions sur l’acte photographique), Éditions de l’Étoile, 1982.
  • Jean-Marie Schaeffer, L’Image précaire. Du dispositif photographique, Le Seuil, 1987.
  • Susan Sontag, Sur la photographie, Éditions Christian Bourgois, 1977.

Notes

[1] Sebastião Salgado, « Collection de la MEP », Les Franciscaines, Deauville, 1er mars 2025-1er juin 2025.

[2] Sebastião Salgado, La Main de l’homme. Une archéologie de l’ère industrielle, Paris, Éditions de La Martinière, 1992. Plusieurs éditions de poche rendent l’œuvre plus accessible, mais le changement de format fait évidemment beaucoup perdre en qualité…

[3] Sebastião Salgado, Serra Pelada, Arles, coll. « Poche Photo », Actes Sud, 1999.

[4] Sebastião Salgado, Exodes, Paris, Éditions de La Martinière, 2000.

[5] Jean-François Chevrier, « Salgado ou l’exploitation de la compassion », Le Monde, 16 avril 2000. En ligne : https://www.lemonde.fr/archives/article/2000/04/19/salgado-ou-l-exploitation-de-la-compassion_3682636_1819218.html

[6] Anne Biroleau, rédactrice du dossier de l’exposition virtuelle de la BNF : « Sebastião Salgado. Territoires de vie » En ligne : https://expositions.bnf.fr/salgado/index.htm

[7] Sebastião Salgado, Sahel. L’homme en détresse, Paris, Prisma Presse, 1986,

[8] Sebastião Salgado, Genesis, Paris, Éditions Taschen, 2013.

[9] Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Gallimard, 1980.

[10] Susan Sontag, Devant la douleur des autres, Christian Bourgois, 2003.


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