Philosophie. Chronique n°13 :
Marc Aurèle et la question du bonheur

Une sagesse antique contre les illusions modernes : voici ce que propose Marc Aurèle, empereur et philosophe romain (121-180), auteur de Pensées pour moi-même. Cette œuvre phare du stoïcisme connaît un succès constant alors qu’elle ne distille aucune recette miracle et prône une certaine discipline de l’âme.

Hans Limon, professeur de philosophie AEFE (océan Indien)

Une sagesse antique contre les illusions modernes : voici ce que propose Marc Aurèle, empereur et philosophe romain (121-180), auteur de Pensées pour moi-même. Cette œuvre phare du stoïcisme connaît un succès constant alors qu’elle ne distille aucune recette miracle et prône une certaine discipline de l’âme.

Hans Limon, professeur de philosophie AEFE (océan Indien)

La quête du bonheur structure depuis toujours la réflexion philosophique, bien que les discours de notre époque s’ingénient à en faire une promesse creuse, livrée aux artifices du marché et aux séductions de l’immédiateté. Depuis plusieurs décennies, de nombreux ouvrages consacrés à l’épanouissement personnel occupent une place de choix dans les rayons des librairies. Pour n’en citer que quelques-uns : Le Pouvoir du moment présent, d’Eckhart Tolle (Ariane, 2000) exalte la pleine conscience en prônant un détachement du passé et du futur. Miracle Morning, de Hal Elrod (First, 2016), certifie qu’un rituel matinal approprié permet d’accéder à une vie réussie. Les Quatre Accords toltèques, de Don Miguel Ruiz (Jouvence, 2022), distillent une morale simplifiée en quelques principes de communication.

Derrière ces recettes alléchantes, un mythe se profile : celui d’un bonheur accessible par la seule force de l’autodétermination. Marc Aurèle (121-180), dans ses Pensées pour moi-même (rédigées entre 170 et 180), récuse par avance cette perspective et invite à une conversion intérieure exigeante. Il ne vante aucune méthode miracle et fonde son enseignement sur une tradition philosophique éprouvée, où le bonheur ne repose pas sur l’acquisition de biens extérieurs, mais sur une discipline de l’âme.

Un stoïcisme impérial, entre fidélité et transformation

Dernier grand représentant du stoïcisme antique, Marc Aurèle s’inscrit dans une lignée qui remonte à Zénon de Kition. Ce dernier, en établissant l’école du Portique au IVᵉ siècle av. J.-C., avait déjà posé les bases d’une philosophie de la maîtrise de soi, articulée autour de trois piliers : la logique, la physique et l’éthique. Chrysippe, en systématisant cette pensée, en a fait un édifice conceptuel d’une rigueur mathématique.

Le stoïcisme ne se réduit cependant pas à un exercice intellectuel : il est avant tout une philosophie de l’action. Sénèque, précepteur de Néron, y puise un ensemble de préceptes sur la condition humaine et la politique, tout en s’appliquant à dépasser les contradictions de la cour impériale. Épictète, esclave affranchi, en propose une version plus ascétique, axée sur l’indifférence aux contingences matérielles. Marc Aurèle prolonge cet héritage tout en lui conférant une dimension unique. Aucun stoïcien avant lui ne s’est trouvé à la tête de l’Empire romain ; il ne s’agit donc plus simplement de formuler des principes, mais de les mettre en pratique au sommet de l’État. Plongé dans la guerre contre les Marcomans, exposé aux épidémies, confronté aux trahisons, il s’attache à ne jamais laisser les circonstances altérer son jugement :

« Ne cherche pas que les choses arrivent comme tu les désires, mais veuille qu’elles arrivent comme elles arrivent, et tu seras en paix. » (Pensées pour moi-même, VIII, 35, trad. S. Hilaire, 1876)

Cet assentiment à l’ordre du monde ne relève pas d’une résignation fataliste. Il implique une intelligence active du réel, une distinction essentielle entre ce qui dépend de soi et ce qui ne dépend pas de soi. Cette position fera l’objet de la troisième maxime de la morale par provision élaborée par Descartes dans le Discours de la méthode (1637) :

« Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde ; et, généralement, de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées. »

Un modèle de gouvernance face aux dérives contemporaines

L’histoire a rarement connu des dirigeants dont la pensée philosophique éclaire l’exercice du pouvoir avec autant de justesse et d’authenticité. En proie aux conspirations et aux crises, Marc Aurèle refuse la tyrannie et demeure attaché à une autorité tempérée par l’intellect. Lorsque Avidius Cassius, général proclamé empereur par ses troupes, tente de s’emparer du trône, il pourrait réagir avec brutalité. Pourtant, au lieu d’ordonner son exécution, il choisit la clémence, convaincu que le pardon reflète mieux l’idéal du sage que la vindicte ou les représailles.

Face à des menaces similaires, il n’est pas rare que des dirigeants politiques aient recours à la répression et à la violence ; un rapide survol de l’histoire – au risque de la schématisation excessive – suffit à l’illustrer. En 1793, Robespierre, persuadé d’incarner la vertu républicaine, instaure la Terreur, estimant que l’élimination de ses opposants est indispensable à la préservation de la Révolution. Winston Churchill, bien qu’homme d’État visionnaire, est parfois emporté par son tempérament belliqueux, qui le conduit à des décisions brutales, notamment à l’encontre des mouvements indépendantistes en Inde. De son côté, Napoléon Bonaparte, brillant stratège et législateur, s’abandonne au vertige de la suprématie et précipite sa chute en menant des guerres sans fin. Marc Aurèle – sans qu’il faille l’idéaliser – incarne un autre type de « leadership » : celui d’un dirigeant conscient de sa propre finitude et du caractère passager des honneurs. Là où tant d’autres ont voulu imposer leur ambition aux événements, il opte pour la tempérance.

Un antidote aux chimères du développement personnel

La pensée de Marc Aurèle contraste ainsi avec une certaine idéologie contemporaine du développement personnel, qui tend à faire du succès et du bonheur des constructions purement individuelles. Pensez et devenez riche, de Napoleon Hill (1937), véhicule l’idée que la fortune repose avant tout sur un état d’esprit. Miracle Morning suggère que la réussite découle de l’hygiène de vie. Ces ouvrages présupposent que l’homme peut façonner la réalité à sa guise, à condition d’adopter les bons réflexes mentaux. Marc Aurèle, au contraire, rappelle que la véritable liberté ne consiste pas à faire prévaloir sa volonté sur le réel, mais à s’accorder à sa nécessité. Toute tentative de contrôler ce qui échappe à notre puissance ne produit que frustration et agitation stérile.

« Tout est éphémère, celui qui se souvient et ce dont il se souvient. » (Pensées pour moi-même, IV, 35)

Cette lucidité rejoint les analyses de Schopenhauer qui, dans Le Monde comme volonté et comme représentation (1818), dénonce l’illusion d’une existence entièrement gouvernée par la raison humaine. Pour Schopenhauer, l’homme est soumis à un vouloir-vivre irrationnel qui le pousse sans cesse à désirer, et donc à souffrir. Il ne peut espérer un apaisement qu’en échappant à cet élan aveugle, par la contemplation esthétique ou la négation du désir. Marc Aurèle, en amont de cette pensée, enseigne déjà que la quiétude se conquiert par un effort de domination plutôt que par une compréhension des structures qui régissent l’univers.

L’intemporalité de Marc Aurèle : une doctrine plus que jamais salvatrice

Rongées par de profondes inquiétudes – changement climatique, effondrement de la biodiversité, pandémies, montée des tensions internationales, essor de l’intelligence artificielle –, saturées d’informations et de stimulations perpétuelles, nos sociétés favorisent bien souvent la dispersion de la pensée et le culte de l’instantanéité. La surabondance de sollicitations, la glorification des émotions et l’injonction à profiter du présent éloignent les individus de l’introspection et de la constance intérieure. Marc Aurèle offre une alternative à cette dispersion généralisée. La maîtrise de soi, la rectitude du jugement et l’acceptation de la nécessité cosmique sont autant de repères qui permettent de retrouver un équilibre face aux vicissitudes inhérentes à toute vie humaine.

Des personnages célèbres – historiques ou fictifs – ont puisé dans cette sagesse pour affronter l’adversité. Nelson Mandela, emprisonné durant vingt-sept ans, trouve dans les Pensées pour moi-même une source de force morale, ainsi qu’une manière de transcender les humiliations et de se soustraire à la haine. Le personnage de Maximus, dans le film de Ridley Scott, Gladiator, traduit également cet idéal en actes. Officier romain fidèle à Marc Aurèle, trahi par Commode et réduit à l’esclavage, il traverse les épreuves sans succomber à la radicalité de la vengeance ni à l’égarement de la rancune. Même dans l’arène, il reste maître de lui-même et n’affronte ses adversaires que lorsqu’il y est contraint. Sa quête de justice reflète la grandeur stoïcienne : celle qui ne tient ni au sort ni à la majesté, mais à l’intégrité face aux coups du sort.

« Le bonheur de ta vie dépend de la qualité de tes pensées. » (Pensées pour moi-même, V, 16)

Si Marc Aurèle est encore lu et commenté, c’est aussi parce que sa pensée ne relève pas d’un pur exercice d’érudition. À l’heure où l’empressement se substitue à la méditation et où l’indignation l’emporte sur le discernement, ses aphorismes demeurent des phares dans la tempête. S’en détourner, c’est risquer de sombrer dans l’agitation et l’impatience. S’en inspirer, c’est adopter un rapport à soi et aux autres libéré des faux-semblants et des passions destructrices, apprendre à tenir bon face aux incertitudes et retrouver une souveraineté propre qui ne se laisse ni séduire par le mensonge ni assujettir par la peur.

H. L.

Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, traduit par Ildephonse Amédée Trannoy, Les Belles Lettres, 2015, 224 pages, 11,50 euros.


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