Paroles de profs après le drame de Nogent

Après le drame survenu le 10 juin à Nogent, en Haute-Marne, où Mélanie G., une assistante d’éducation de 31 ans, a été poignardée par un élève de quatorze ans à la porte du collège Françoise-Dolto, des enseignants prennent la parole. Une minute de silence est organisée dans les établissements français ce 12 juin à midi.

La rédaction

« Envie de faire corps »

Marie-Astrid Clair, professeure de lettres et formatrice Inspé (académie de Paris)

J’enseigne depuis vingt-cinq ans. Face aux gros titres sur la mort de Mélanie G., j’éprouve des sentiments mélangés : effroi, incompréhension, triste impression de déjà-vu…, mais aussi réflexe de prudence, envie de fermer les écoutilles et de faire corps. 

Se taire et ne pas commenter la douleur immense, qu’on ne peut appréhender.

Après avoir relu le texte de l’historien Patrick Boucheron, « Une minute pour le silence », comprendre et faire comprendre qu’il est juste de se taire face à l’irréparable.

Une minute de silence avec les AED, les AESH, les assistants pédagogiques, avec les agents qui nettoient les locaux et qui nourrissent les élèves, silence avec les CPE et les collègues profs, silence avec la direction, l’intendance, l’équipe médico-sociale, silence avec toutes celles et tous ceux qui constituent la fragile et solide communauté scolaire. Silence et recueillement avec les élèves pour lesquels elle œuvre, une minute au moins.


« Signifier ce qu’est l’humain »

Stéphane Labbe, professeur de lettres (académie de Rennes)

Nos jeunes vont mal. Et le monde va mal.

Je me souviens d’une conversation avec mon collègue de philo qui me faisait remarquer que, désormais, nous vivions dans des bulles d’information. Bulles étanches qui ne communiquent pas, si ce n’est par l’invective.

Toute notre difficulté, à nous, enseignants, est là. Nous nous adressons à des jeunes hyper connectés et déconnectés. Notre enseignement lui-même leur apparaît déconnecté. Et nous avons du mal à faire du commun. La culture elle-même ne fait plus partie du commun.

Tout notre combat est là, signifier aux jeunes que l’humanité s’est construite pas à pas, qu’elle est le résultat de conquêtes qui sont sans cesse à se réapproprier. Et que leur rôle sera à leur tour de les transmettre.

Nos jeunes ont besoin de sens.

Ils ont besoin des sens, de se reconnecter avec la nature, de s’approprier les arbres, quelle belle leçon nous donne à ce titre Hélène Dorion dans Mes forêts. Mais aussi de donner sens à leur vie, et les adultes que nous sommes ont aussi à s’interroger : est-ce que ma vie fait sens ? Dans un monde qui glorifie l’avoir, les divertissements, l’être, a-t-il seulement une chance d’émerger ?

La compassion ne s’apprend pas mais elle peut foudroyer celui qui ne l’a pas connue. Où s’origine cette pulsion destructrice qui a conduit plusieurs de nos jeunes à commettre l’irréparable ? Très probablement dans le manque d’amour. 

J’aimerais que tout le monde lise Erich Fromm qui montrait que l’amour n’est pas une pulsion née du hasard mais une capacité que l’adulte se doit de conquérir et manifester.

Chacun à notre place, nous avons à signifier ce qu’est l’humain dans un monde qui l’enferme dans le divertissement et les préjugés.


« Se tenir à l’écart de l’hystérisation des sujets médiatiques »

Pascal Caglar, professeur de lettres (académie de Paris)

Dans ma cité scolaire, même si nul n’ignore ce qui s’est passé, personne n’a manifesté le besoin ou l’envie d’exprimer une réaction ostentatoire. Il y a encore des établissements qui savent se tenir à l’écart de l’hystérisation des sujets médiatiques, de la surenchère d’accusations et de solutions qui saturent l’espace public. Il y a encore des établissements, et beaucoup, qui sont en dessous des filets de ces dragueurs de sensations polémiques que sont les politiques et les professionnels des plateaux télé. Et l’école y accomplit sa mission. 

Ce que j’écris là est le sentiment recueilli auprès de notre CPE, qui confirmait le mien, la volonté de ne pas alimenter l’inflation de prises de position sous l’émotion et l’opportunisme de la récupération.


« Interroger les élèves eux-mêmes »

Antony Soron, professeur de lettres et formateur Inspé Paris

Il convient sans doute de regarder enfin les choses en face. Et pour cela, interroger les élèves eux-mêmes. Dans le sac du jeune homme incriminé, il y avait un couteau. Or, il ne s’agit pas d’un cas rare. Le couteau étant devenu un instrument de self-défense de plus en plus universalisé, en particulier dans le sac des garçons. Pourquoi une telle banalisation d’un objet aussi dangereux ? D’abord parce que dans trop de quartiers, les jeunes se sentent en insécurité. Dans ce contexte, ils finissent par tellement banaliser cette détention quotidienne que l’exception de son usage finit justement par ne plus faire exception.

Un cap a été franchi avec cette nouvelle tragédie. L’usage d’une arme semble désormais susceptible d’intervenir au moindre élan de contrariété. Cela en dit long, à la fois sur la place grandissante des armes dans le quotidien de la jeunesse et sur la violence qui grimpe en eux, pris en étau entre les violences surmultipliées sur les écrans et communément admises dans les rapports familiaux.


« Les assistants d’éducation sont en première ligne »

Jean-Riad Kechaou, professeur d’histoire-géo (académie de Créteil)

La nouvelle est tombée tel un couperet et me désole au plus haut point. Comment un adolescent peut-il décider de tuer froidement un membre de la communauté éducative ?  La victime, Mélanie G., avait 31 ans seulement et était assistante d’éducation. Un métier difficile car au centre névralgique du collège. Les cours de récréation, les couloirs, les permanences, les entrées et sorties d’établissement sont souvent des lieux où des tensions éclatent. 

C’est justement lors d’un contrôle des sacs des collégiens avec la gendarmerie à l’entrée du collège que ce drame est survenu. 

Les assistants d’éducation sont en première ligne et ils sont indispensables. Ils jouent souvent un rôle de médiateur et résolvent des conflits avant qu’ils n’éclatent. Mais on ne doit pas leur donner des missions relevant uniquement des forces de l’ordre.

J’ai une pensée émue pour Mélanie G. qui laisse un enfant de 4 ans. 

J’ai toujours cru qu’en France nous serions épargnés par cette violence juvénile qui gangrène depuis longtemps les écoles américaines. Mais force est de constater que ce n’est plus le cas. Dans mon collège, j’en ai parlé furtivement avec quelques collègues, mais la résignation semble l’emporter comme si une digue avait lâché depuis un moment déjà. Un professeur a monté une collecte en ligne pour commander une gerbe de fleurs qu’il enverra au collège Françoise-Dolto de Nogent… Une belle initiative pour dire que l’on est tous touchés par ce drame et que la mort de Mélanie ne nous laisse pas insensibles. Ma peur aujourd’hui, c’est de faire de nos écoles des forteresses avec des portiques de sécurité, des caméras, des policiers à l’entrée et d’instaurer de fait un climat anxiogène. Ce n’est pas l’idée que je me fais de l’école.


« Investir dans la prévention et le soutien psychologique »

Cécile Cathelin, professeure de lettres (académie de Paris)

Hélas, encore… Depuis hier midi, avant d’aller à une réunion bilan au lycée, j’ai ressenti une profonde inquiétude et une peur… car cela peut arriver partout… Mais une fois rentrée le soir chez moi, j’ai aussi ressenti une profonde lassitude en entendant les premières interventions des hommes et femmes politiques de tous horizons : des réponses politiques qui se limitent trop souvent à l’interdiction ubuesque des ventes d’armes blanches aux mineurs ou à la multiplication des mesures sécuritaires : pour garantir la sécurité de tous, les portiques ne sont pas automatiques…

Quel écran de fumée ! Pour moi, ces annonces ne répondent pas aux besoins réels des équipes éducatives sur le terrain. Encore hier, à l’issue de la réunion bilan, on constatait que la santé mentale des jeunes était un sujet de conversation de plus en plus présent dans la salle des professeurs. Le véritable enjeu réside dans l’éducation des jeunes associée à leur encadrement familial et à la qualité constante du dialogue avec les parents pour pouvoir repérer et alerter. Renforcer la sécurité ne doit pas transformer l’école en bunker. Le drame de Nogent montre bien que la présence des gendarmes n’empêche pas la violence.  Il faut surtout investir dans la prévention, le soutien psychologique et la collaboration avec les familles. Et cela demande du personnel. Dans mon lycée, il n’y a ni infirmier, ni psychologue. On fait avec les moyens du bord… Quand des jeunes vont très mal, les solutions médicales sont parfois uniquement médicamenteuses… Les réseaux sociaux, qui amplifient la violence, ne doivent pas non plus être ignorés car l’addiction de certains jeunes nous dépasse… Plus que jamais, il y a urgence à agir car nous courrons le risque de banaliser ces drames. Seule une approche globale, humaine et éducative permettra de restaurer un climat serein et de prévenir durablement de tels actes.


« Soutenir les territoires démunis »

Alexandre Lafon, professeur d’histoire-géographie (académie de Toulouse)

Il est toujours très délicat de réagir « à chaud » à un événement qui impacte autant la société française. Comment évoquer avec la distance nécessaire le froid assassinat d’une assistante d’éducation d’un collège de Haute-Marne par un jeune élève de 14 ans, lors d’un contrôle de sac par la gendarmerie, mardi 10 juin au matin ? Tous les ans désormais, l’école doit faire face en France à des violences extrêmes : meurtres d’enseignants, d’élèves, etc. Et le phénomène touche bien d’autres pays, en particulier de l’Union européenne. Après le choc, les pensées émues envers la famille et les proches, envers la communauté éducative de l’établissement de Nogent, chacun, chacune y verra des signes différents, parfois contradictoires, d’une société dysfonctionnante. Comment expliquer ce geste et surtout, comment y répondre ? Quelques échanges ce 12 juin au matin avec des collègues d’histoire-géographie au lycée, mettent en lumière plusieurs sentiments et plusieurs analyses.

Chaînes d’information continue et réseaux sociaux contribuent à donner à l’événement un caractère de puissance émotionnelle difficilement maîtrisable. La sphère médiatique amplifie l’émotion plus que le regard distancié. Les journalistes évoquent très vite le martyr de Mélanie, on interroge les proches, on souffre avec les témoins. Les réactions se multiplient : politiques, acteurs de l’école, parents d’élèves, médecins et spécialistes de la psychiatrie. Les informations sont pourtant encore lacunaires. Las. Il faut combler les vides et, le plus souvent, par l’émotion et les déclarations à l’emporte-pièce.

Les circonstances et le lieu du drame interrogent : il se déroule lors d’une fouille de sacs par les gendarmes, dans un rapport de surveillance de l’espace public qui accentue les sentiments de peur dans la société et donc, par ricochet, un rejet de toute « déviance » : ordre et rejet de la violence, dans une société imposant pourtant une violence psychique de plus en plus importante.

Un établissement rural

L’événement s’est déroulé aux abords d’un établissement rural, accueillant un peu plus de 300 élèves, bien loin des « zones ou quartiers sensibles » des grandes agglomérations, qualifiés à tort de « territoires perdus de la République ». Les Français se réveillent donc en étant bousculés dans leurs représentations. Aujourd’hui, le drame met la lumière sur les zones délaissées où « ceux qui restent » sont les plus fragiles. Les petites et moyennes villes apparaissent comme les zones les plus sensibles de notre territoire : abandon par les services publics, taux de chômage important, emplois détériorés et sous-payés, manque de diplômés. Ces zones sont sinistrées : trafics et consommation de drogues, taux de suicide élevé chez les jeunes avec difficultés psychiques en forte augmentation, alors même que ces territoires sont devenus des « déserts médicaux ».

Quelles ont été les réponses politiques immédiates ? Retenons-en trois : interdiction de la vente des armes blanches aux mineurs ? On sait que l’adolescent responsable a pris un couteau dans la cuisine de ses parents… dont acte : la réponse est naïve et inopérante. Mise en place de portiques de sécurité aux abords des établissements scolaires ? Aucun portique n’arrêtera un adolescent violent et déterminé à agir. Interdire l’accès des réseaux sociaux aux enfants de moins de 15 ans ? Comment mettre en place cette action alors que depuis des années, les pouvoirs publics soufflent le chaud et le froid vis-à-vis des plateformes, entre libéralisation des contenus, des accès, etc., et contrôle affirmé ? Devant le lycée trônait encore la semaine dernière des affiches ventant une marque de Pastis. Schizophrénie malheureuse de la société libertaire et de consommation qui s’accentue tous les jours et laisse adolescents et adultes souvent démunis face à des injonctions contradictoires.

On est donc étonné, encore, du manque de prise de recul vis-à-vis de l’événement et annonces qui ont suivi. Une question devrait s’imposer : pourquoi tant d’adolescents souffrent-ils de troubles psychiques ? L’école manque de réponses : un médecin-psychologue pour 1500 élèves, peu d’infirmières scolaires. Nous avons désormais statistiquement trois à quatre élèves à risque dans nos classes de lycée et ce chiffre augmente chaque année : élèves à emploi du temps aménagés, troubles de l’attention, difficultés face aux liens sociaux. Aucune réponse de suivi de notre institution…

Professeur et conseiller en santé mentale

On nous indique seulement que les adultes référents devront suivre des formations spécifiques autour de la santé mentale. Voilà donc le professeur, déjà éducateur civique, de santé, environnemental, etc… devenant conseiller en santé mentale. En étant toujours aussi mal rémunéré, aussi mal reconnu dans la sphère publique mais sous constante pression sociale et injonctive ? D’autant que le gouvernement promet pour l’année 2026 de nouvelles des économies sur les services publics.

Les parents d’élèves demandent aussi beaucoup à l’institution scolaire, sans vraiment toujours agir pour l’éducation de leurs enfants : contrôle parental des réseaux sociaux, des jeux vidéo, confiance dans l’école ? La déréalisation actuelle du monde par le virtuel doit aussi interroger les parents des futurs adultes : leur responsabilité est aussi engagée.

Quid alors d’une action efficace de la puissance publique censée protéger les Français, notamment les plus faibles, les moins armés pour se défendre face une société malmenée et par des injonctions contradictoires ? Soutenir les services publics, valoriser l’école et les fonctionnaires, mettre en place une politique de soutien efficace des territoires les plus démunis, encadrer les marchés pour favoriser la sécurité sociale des Français, rappeler les parents à leurs devoirs.

Le regard médiatique se portera trop vite sur d’autres événements spectaculaires. On connaît pourtant les réponses nécessaires.

A. L.


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