Macbeth, de Shakespeare :
le labyrinthe des tourments
Par Philippe Leclercq, critique
À la Comédie-Française, Silvia Costa met en scène le texte admirablement traduit par Yves Bonnefoy, qui emporte avec lui l’imagination du public jusqu’au plus profond de la folie humaine. Elle en bride par instants la violence, mais sans porter atteinte à l’effroi provoqué par cette traversée.
Par Philippe Leclercq, critique
Assise à l’avant-scène, tandis que les spectateurs continuent de gagner leur siège, une femme s’arrache les cheveux à pleines mains, les bras secoués de tremblements convulsifs. Cette femme, c’est Lady Macbeth (Julie Sicard), la machiavélique épouse, le monstre froid, l’ensorceleuse avide de sang et de rang. Derrière elle, accroché au grand rideau de scène écarlate, le portrait de son mari, tournoyant sur lui-même et bientôt lacéré de coups de couteau. Sang, folie, vengeance. En quelques minutes de ce prélude horrifique (ouvrant d’emblée par la scène 5 de l’acte I), tout est dit des turpitudes qui attendent le couple assassin de la célèbre « pièce écossaise » (1623) la plus sombre de son auteur, William Shakespeare.
Son héros éponyme, l’usurpateur régicide Macbeth (Noam Morgensztern) ne règnera pas longtemps. Après avoir entendu de la bouche des trois « sœurs fatales » qu’il monterait sur le trône, l’homme s’est laissé convaincre par son épouse de précipiter la prédiction en tuant Duncan, le roi d’Écosse (Alain Lenglet). La machine infernale est lancée. Après Duncan, c’est au tour de Banquo (Clément Bresson), compagnon d’armes de Macbeth, témoin gênant de la prophétie. Or, bientôt, les fantômes de ceux qu’il a supprimés viennent hanter les nuits de Macbeth qui, au comble de la paranoïa, élimine la famille du loyaliste Macduff (Pierre Louis-Calixte). Lequel, fou de douleur, finit par tuer à son tour le tyran sanguinaire, avant que Lady M. la maudite ne mette fin à ses jours…
(Im)puissant tyran
C’est la radicalité qui caractérise en premier les choix esthétiques et dramaturgiques de la metteuse en scène italienne Silvia Costa. Longtemps collaboratrice du dramaturge plasticien Romeo Castellucci, dont on perçoit ici l’influence du goût pour le monumental, celle-ci a tendu les ressorts de la pièce à l’extrême, en réduisant, d’une part, sa distribution d’une trentaine de personnages à ses huit principaux, et en l’enfermant, d’autre part, dans une croissante et oppressante noirceur comme reflet du piège tragique qui se rétracte progressivement sur le héros. Ses trouvailles de mise en scène – tels l’imposante couronne (ou alliance ?) qui descend des cintres pour coiffer Macbeth ou le grand rouet animé par les trois sorcières et auquel sont attachées des chemises blanches qui font comme des spectres – composent de stupéfiants tableaux visuels. Ce sont ici des sortes de bouffées délirantes ou hallucinations qui, au cœur de l’espace fuligineux des basses lumières de scène, impressionnent fortement le regard. Celles-ci nous font entrer dans la nuit intérieure de Macbeth dont les trajectoires sur le plateau dessinent les lignes labyrinthiques de ses tourments. Envahi de doutes et de peur, celui-ci perd la boule et sa dignité ; il se comporte comme un enfant tantôt craintif, tantôt colérique dans les bras de sa femme, sa mère, sa « maîtresse », qui le corrige ou le materne en lui fourrant (littéralement) une tétine dans la bouche. Optant pour le régressif, Silvia Costa tire là le fil de la lecture psychanalytique des rapports qui soudent ce couple (im)puissant, capable de n’engendrer rien d’autre que la mort dans son cercle d’intimité.
Grand-messe macabre
Le subtil Noam Morgensztern compose un Macbeth pusillanime, plus pitoyable qu’inquiétant ; l’irradiante Julie Sicard, portant haut sa voix tranchante comme une lame, est la grande ordonnatrice (castratrice), la maîtresse de cérémonie de ce conte tragique qui se transforme progressivement en grand-messe macabre. De fait, les décors se parent ici et là de motifs gothiques ; le dîner au cours duquel Macbeth « voit » le spectre de son ami Banquo se déroule dans une sorte de confessionnal ; Macduff (stupéfiant Pierre Louis-Calixte), en saint sauveur de la stabilité du royaume, a des allures de Christ souffrant. On peut s’étonner de ce drôle de mysticisme. Aussi, bien que le texte, admirablement traduit par Yves Bonnefoy, emporte avec lui l’imagination du public jusqu’au plus profond de la folie humaine, la mise en scène de Silvia Costa en bride par instants la violence, à l’image parfaitement symbolique des raides habits ecclésiastiques portés par ses comédiens. Le sang qui coule est parfois asséché par le hiératisme des poses et les pauses de l’action. Somme toute, cette componction un peu solennelle de la mise en scène n’entame que marginalement l’effroi ressenti durant cette nouvelle traversée de « l’un des cercles les plus retirés de la nuit humaine », selon le mot juste de Bonnefoy au sujet de Macbeth.
P. L.
Macbeth, de Shakespeare, mise en scène de Silvia Costa, du 26 mars au 20 juillet 2024 à la Comédie-Française (salle Richelieu), à Paris. Avec Alain Lenglet (Duncan, roi d’Écosse), Julie Sicard (Lady Macbeth), Pierre Louis-Calixte (Macduff), Suliane Brahim (Sœur fatale, un capitaine, Assassin), Jennifer Decker (Sœur fatale, un portier, Assassin), Julien Frison, en alternance avec Birane Ba (Sœur fatale, un capitaine, Assassin), Noam Morgensztern (Macbeth), Clément Bresson (Banquo).
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