
L’Histoire du soldat,
de R. O. Blechman,
pour la première fois au cinéma
L’œuvre du dessinateur phare du New Yorker à partir d’une œuvre de Stravinsky est sortie sur grand écran. La partition est aussi hétéroclite que le dessin, mêlant jazz, valses, et chants sacrés, ce qui fait de ce film un bel objet stimulant les sens et l’imaginaire.
Par Ingrid Merckx, rédactrice en chef
L’œuvre du dessinateur phare du New Yorker à partir d’une œuvre de Stravinsky est sortie sur grand écran. La partition est aussi hétéroclite que le dessin, mêlant jazz, valses, et chants sacrés, ce qui fait de ce film un bel objet stimulant les sens et l’imaginaire.
Et le diable aimait la musique. Le violon surtout, et pas n’importe lequel. Un violon dont un soldat jouait si divinement que le diable fit pression sur lui, lui promettant monts et merveilles en échange de l’instrument. En 1984, R. O. Blechman, le dessinateur phare du New Yorker, a repris le mythe de Faust qui vend son âme au diable pour écrire une histoire animée à partir d’un opéra de chambre créé par Stravinski en 1918 et intitulé L’Histoire d’un soldat.
Le film ne démarre étrangement pas par des dessins animés mais par un diaporama de photos de guerre avant d’enchainer sur des extraits de films courts sur « les années folles ». L’expression aurait été inventée par les Français : « Toute une génération est sortie des tranchées pour se jeter à tête perdue dans un tourbillon d’activité. », explique une voix off (François Périer)sur le ton des actualités diffusées au cinéma à l’époque. « On est vivants, c’était le cri de ralliement de la nouvelle culture. Il n’y avait plus qu’un seul ennemi : l’ennui. »
Les images à l’écran défilent comme au temps du cinéma muet, accompagnées par un piano solo. Puis elles en viennent à présenter Igor Stravinsky, le compositeur russe, qui a fui la guerre dans une retraite sur les bords du lac Léman. « Coupé de sa terre natale, il allait entreprendre un voyage au pays natal mais à travers la musique. » Aidé par le poète suisse Charles Ramuz, il a bâti une œuvre théâtrale : l’histoire d’un soldat rentrant de guerre qui rencontre le diable sur le trajet. Il a combiné la musique de l’époque : le jazz et le tango avec des valses, des marches et des hymnes religieux. L’instrumentation également était originale : sept instruments rassemblant bois, cuivres et percussions.
Le dessinateur a commencé à insérer des dessins entre les photos, des dessins reprenant les portraits photographiques, de Stravinsky par exemple. Et quand l’introduction sur le compositeur s’achève, et que L’Histoire du soldat débute, alors le dessin prend toute la place. L’histoire réelle cède devant la fiction.
L’ouverture de l’opéra, joyeuse, accompagne la démobilisation du soldat-héros. Le trait tremblé est minimaliste, presque naïf, mais follement expressif. La rupture d’avec la guerre se fait sur un passage en ombres chinoises qui se brisent en figures géométriques évoquant les toiles de Mondrian. R. O. Blechman multiplie les citations aux expressions en vogue de l’époque, picturales et musicales. Très rapidement, son Histoire de soldat laisse comprendre qu’au-delà de cette fable racontée par le même narrateur que celui qui présentait les actualités, c’est un projet artistique complet qui se déploie sous les yeux du spectateur stimulé et captivé.
Le film passe de la couleur au noir et blanc. Le soldat, qui s’appelle Vertov (avec la voix d’Henri Salvador), part chez le diable (voix de Serge Gainsbourg) pour lui apprendre à jouer du violon. En échange, le diable l’initie au cours de la bourse. Se dessine en creux une critique du capitalisme, où l’argent corrompt et les princesses se meurent, ce qui donne au pacte faustien une profondeur contemporaine.
Vertov en perd l’art de jouer de la musique, ce qu’il avait au fond de plus précieux. Mais L’Histoire du soldat est peut-être d’abord, et surtout, une leçon de dessin et d’animation : chaque plan, chaque séquence, mériterait une analyse, à la croisée des disciplines et des interprétations.
I. M.
R.O. Blechman, L’Histoire du soldat, film américain (55 minutes). Avec les voix de François Périer, Henri Salvador et Serge Gainsbourg. En salles depuis le 9 avril.
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