Les Parrhésiens, de Philippe Bordas :
chronique du 14e

Rabelais nommait Parrhésiens les vrais Parisiens, ceux dotés de la forte parole et du courage de tout jeter à la face d’autrui. Philippe Bordas relate sa rencontre avec les vrais rescapés de Paname, dans son arrondissement choisi et autour d’une salle de sport.

Par Norbert Czarny, critique

Rabelais nommait Parrhésiens les vrais Parisiens, ceux dotés de la forte parole et du courage de tout jeter à la face d’autrui. Philippe Bordas relate sa rencontre avec les vrais rescapés de Paname, dans son arrondissement choisi et autour d’une salle de sport.

Par Norbert Czarny, critique

L’amour profond de la langue, dans toute son amplitude ou son extrême tessiture, devient chose rare. Né en Corrèze, grandi à Sarcelles, fou de Villon, Rabelais ou Saint-Simon, Philippe Bordas se fait le chroniqueur d’un Paris qui a disparu à travers l’histoire des Parrhésiens, une bande de retraités qui pratiquent la musculation dans une salle hors d’âge de la rue Huyghens, entre Port-Royal et Vavin. Parrhésien est un mot de Rabelais qui désigne « les vrais Parisiens, ceux dotés de la forte parole et du courage de tout jeter à la face d’autrui. »

Pour mieux les connaître, il faut lire et entendre le « Bordas » : « C’étaient d’intacts vieux Parnassiens, comme défraîchis – des rossignols, des articles dépareillés, sous emballages fanés, invendables en la ville marchande. Ce n’étaient plus des habitants, à peine des ressortissants. Garçons vieillis de l’antique Lutèce, ils avaient conservé l’accent d’Alésia et Maubert, mais pris, sous l’acide du temps, les dioxydes de l’inflation, la tournure d’oncles provinciaux, de fantassins attardés loin de la ligne de front. Pour les nouveaux occupants, tous les costumés étroits, pour tous les pantalons – tuyaux du tertiaire et les séides des banques, les textilés luxurious business suit des agences et offices, les vieux frolos, à la dépenaille n’étaient plus qu’une escouade d’égarés, d’existences caduques, d’espèces déplantées du riche terreau. »

Skeletor à la salle de sport

Philippe Bordas est l’auteur de quelques romans dont Chant furieux, épopée du dixième arrondissement et récit fait à un aveugle des derniers mois de Zidane au Real Madrid jusqu’à la coupe du monde, et Forcenés, galerie de portraits incluant Anquetil, Coppi et Hinault, des coureurs d’avant les hommes machines. Jarry est également à l’honneur, et c’est justice. L’écrivain et photographe habite rue Froidevaux, de l’autre côté du cimetière du Montparnasse. Un soir d’hiver, il suit un de ces Parrhésiens jusqu’à la salle de sport. Ceux-ci l’intronisent, le surnommant Skeletor en raison de sa maigreur de cycliste. Si l’intitulé « roman » figure en couverture, l’ouvrage tient davantage de la chronique, de la galerie de portraits, voire du poème en prose. L’intrigue est en effet mince, et Philippe Bordas ne tient pas à écrire de la fiction. Il supporte mal ces genres contemporains, « biofictions et docufictions […] romances puériles ou pornographiques, victimaires ou vengeresses ». Une longue et passionnante entrevue pour le journal Art Press permet de mieux connaître cet auteur résolument à part.

Philippe Bordas fait découvrir découvre Coligny, « hyperglotte, savant du haut français », Bargème, « Le tiers de sa pension partait en jeux de grattage, en rêves de loterie au comptoir du Naguère » ou Levallois. Ce dernier est l’un des personnages clés du livre puisqu’il incite le narrateur à écrire sur Anquetil et corrige ses écrits : « Levallois avait la manière foraine, l’emphase au biceps ; il s’était façonné roi des petites populations discordantes des pourtours de la place d’Italie. Toujours il avait vécu sur sa lancée et n’avait jamais rechigné. C’était un ours blanc impossible à fléchir, qui avait accumulé les travaux inférieurs et comblé la vacance du père par gros portages et petites filoutes ».

Levallois est le représentant le plus fort de la bande des Parrhésiens : « Mes acolytes à claquettes étaient invisibles en société, libres des clinquantes obédiences, inaptes à la parade des cigares et l’ostension des berlines ; seuls comptaient le calibre et la qualité des épreuves subies et surmontées : guerre, baston, bagne, maladie, prison, faim, misère ou privation ».

Le gymnase est un lieu à part, dans une ville qui tend à se gentrifier, expédiant dans ses marges les plus démunies. Le narrateur voit son immeuble perdre les derniers habitants sans grande ressource. Et avec eux, une mémoire : « Maintenant que l’ancienne population a été vidangée, extirpée du cadastre et conduite hors les murs, purgée par les gros loyers et la milice fiscale, la langue régnant sur les vingt arrondissements a perdu en venin et en volupté. »

Magique rue Daguerre

Les Parrhésiens est un roman politique en ce qu’il montre le lien entre l’appauvrissement de la langue et celui de la diversité sociale. Mais il ne se limite pas à cette dimension. Dans la lignée des grands poètes et flâneurs, Philippe Bordas invente ou recrée une géographie personnelle. Victor Hugo célébrait Notre-Dame ou la cour des Miracles, les surréalistes ne juraient que par le quartier de l’Opéra, lui voit dans le cimetière du Montparnasse ou la rue Daguerre un espace magique. C’est d’abord l’apparition de Jean-Pierre Léaud, ce double de Truffaut qui le trouble : « Hainant sur moi, à telle furia, j’avais peur que Léaud m’insulte depuis sa table et n’attire à sa haine d’autres consommateurs. Mais les injures étaient restées en glotte, à peine jappées. Puis le dégoût avait ravagé son visage. » Si l’acteur incarne la face obscure, voire effrayante, du poète et auteur du Pèse-nerfs, une apparition féminine en figure une autre dimension. Elle entre dans le gymnase et effare les Parrhésiens rassemblés. Elle se prénomme Awa : « Nom d’un tigre, quelle entrée ! Une métisse bouclée blonde. Une Sahélienne platinée aux extrémités, catapultée des hublots, bondie à l’agile, toute de noir vêtue. » Elle est possédée par l’œuvre d’Artaud. Pour la séduire et vivre un amour avec elle, le narrateur lui donne une lettre du poète. Avec elle, il se rend sur les tombes de Baudelaire, Huysmans ou Barbey d’Aurevilly.

Elle est comme lui, une « picaro ». Elle est née à Aubervilliers, comme il a grandi à Sarcelles.

Un livre de Bordas fait entrer dans une bibliothèque. Il donne envie de lire Chrétien de Troyes et Villon, Retz et Saint-Simon, et d’aller au-delà de la frontière pour découvrir Gadda, son écrivain de chevet dont il dresse un portrait dans Le Célibataire absolu. Signe particulier de cet essai : son format est identique à celui de Pour un Malherbe, de Francis Ponge. Toujours l’amour de la langue.

N. C.

Philippe Bordas, Les Parrhésiens, Gallimard, 464 pages, 25 euros.


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