
L’Ami de la famille, de Denis Podalydès :
proche de Bourdieu
Ami du fils de Pierre Bourdieu, Emmanuel, le comédien Denis Podalydès a bien connu le sociologue et sa famille qui l’ont hébergé. Il livre un récit inspiré, teinté de biographie, de réflexions personnelles et d’attachement.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Ami du fils de Pierre Bourdieu, Emmanuel, le comédien Denis Podalydès a bien connu le sociologue et sa famille qui l’ont hébergé. Il livre un récit inspiré, teinté de biographie, de réflexions personnelles et d’attachement.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Tracer un portrait n’est pas chose facile. Surtout quand celui que vous présentez vous a surnommé son « quatrième fils ». Denis Podalydès présente « son » Pierre Bourdieu, dans un récit qu’il intitule L’Ami de la famille. Le comédien de la Comédie-Française est également écrivain, notamment reconnu pour Voix off (Mercure de France, 2008) et, très récemment, En jouant, en écrivant : Molière et Cie (Le Seuil, 2024). Il a été camarade de khâgne d’Emmanuel Bourdieu, le troisième fils du sociologue, a signé avec lui un scénario, et ils sont amis depuis toujours. Il a fréquenté les Bourdieu quand il était encore un jeune homme rempli de doutes, hésitant entre le théâtre et la recherche ou l’enseignement en philosophie.
L’Ami de la famille est un récit sur l’homme que Podalydès a fréquenté et, partant par effet de miroir, un autoportrait en « rapin voué à l’indétermination », selon l’expression de Flaubert reprise par Bourdieu. C’est un livre sur l’époque qu’ils ont traversée ensemble, sur les livres de Bourdieu qui ont ponctué ces années et sur ce qui manque depuis la mort du grand penseur de la sociologie en 2002.
Il n’est nul besoin de connaître les théories de Pierre Bourdieu pour apprécier le livre de Denis Podalydès qui l’évoque, moins encore d’être en accord avec tout ce qu’il écrit. Mais une chose est sûre : quand on a lu ce récit, on sait qu’il y est question d’un véritable intellectuel, un homme de raison et quelqu’un qui ne correspond pas aux caricatures tracées de lui. Le seul adjectif « bourdivin » suffit à signifier combien la charge de ses détracteurs a été brutale.
Dans un passage du récit de Denis Podalydès, un ancien ministre de l’Éducation, pourfendeur de la « pensée 68 » et amateur de croisières mondaines et grassement rémunérées, n’avait que sarcasme envers le philosophe et professeur au Collège de France. Certains zélateurs de Pierre Bourdieu sont tombés dans une forme de culte. Le temps fera le tri. Denis Podalydès mentionne surtout ceux qui ont travaillé à ses côtés comme la chercheuse Gisèle Sapiro, autrice récemment de Qu’est-ce qu’un auteur mondial ? Le champ littéraire transnational, (EHESS, Gallimard, Seuil, 2024).
Première étude : le bal des célibataires dans le Béarn
L’homme d’abord. Son attachement au Béarn natal est aussi arrachement, selon la belle image de l’écrivaine Marie-Hélène Lafon qui en est originaire également. Ce Béarn est l’un de ses premiers lieux d’observation du sociologue qui démarre ses travaux avec une étude portant sur le bal des célibataires et que l’on peut relire à l’aune de ce qui arrive aux campagnes aujourd’hui. Une même solitude les traverse.
Le jeune Pierre ne supportait pas son accent du Sud-Ouest et avait tout fait pour le rendre inaudible. Son père était postier. Pendant la guerre, à ses risques et périls, il jetait les lettres de dénonciation. Pierre Bourdieu a des airs de Petit chose, le héros de Daudet. Il est ce qu’on appelle « transfuge de classe », bénéficie de la « méritocratie républicaine ». Les guillemets disent ce qui est devenu cliché ou s’est perdu. Normalien, promis aux plus hauts postes, il choisit la sociologie. Denis Podalydès observe et écoute en comédien : « Tout en lui était réfractaire à la puissance, à l’éclat et à l’emphase. Sa voix, son attitude, ses gestes, ses expressions, son langage étaient à l’opposé de toute parade. »
Denis Podalydès s’identifie à Frédéric Moreau, ce héros de L’Éducation sentimentale dont les hésitations touchent toutes les générations. C’est moins celui qui ne peut choisir entre les femmes que le jeune homme à distance de son temps qui frappe Bourdieu. Tout le monde lui reproche son « manque de gravité ».
Chez les Bourdieu
L’un des premiers ouvrages qui accompagnent le jeune Denis Podalydès en khâgne est Les Règles de l’art, sur les écrivains du XIXe siècle dans le champ littéraire. Denis Podalydès ne sait souvent plus où il en est, à tous égards : sa famille, installée à Versailles dans la bonne bourgeoisie catholique, est en crise. La famille Bourdieu l’accueille, l’appartement parisien et la maison du Béarn lui servent de refuge. Il trouve chez les Bourdieu la chaleur et la simplicité qu’il recherche. Un mot résume son sentiment : enchantement. Même si Bourdieu travaille sur le désenchantement ou, comme l’indique la belle épigraphe du récit, sur l’illusion.
L’attitude de Pierre et sa tenue morale inspirent Denis. Le penseur a Manet parmi ses doubles. Denis Podalydès ne cesse de le voir en contemplant une œuvre du peintre : « En art, penchant pour la froideur, l’objectivité de la forme, le refus du symbole, de l’histoire anecdotique et du sens univoque. Dans la vie, penchant pour la pudeur, la discrétion, la modestie. »
Au pire moment de sa jeunesse, quand Denis Podalydès, pourtant reçu au Conservatoire, ne trouve pas d’engagement professionnel, Bourdieu le fait travailler pour le chapitre consacré aux comédiens en échec, dans La Misère du monde. Le jeune enquêteur a du mal à poser les questions. Quelques échanges sont comiques (ou tragiques selon la façon de percevoir la situation). Mais au moins, il apprend. Les anecdotes sont savoureuses. Sa conception de l’enquête en sociologie reste en mémoire, à travers une phrase de… Spinoza : « Ne pas déplorer, ne pas rire, ne pas détester mais comprendre ».
« Cœur chaud, parole froide »
Bourdieu n’est pas du genre à se mettre en avant. Il préfère la coulisse à la scène. Il prétend ainsi ne pas aimer le théâtre. Ce qu’il en dit éclaire pourtant le jeune comédien. Ses analyses sont proches de celles de Klaus-Michaël Gruber montant Bérénice : « Cœur chaud, parole froide ». Denis Podalydès aime travailler avec des metteurs en scène sensibles à ce que la sociologie apporte à la compréhension des textes. Il le perçoit chez Peter Brook adaptant Tchékhov, mais aussi chez Jean-Pierre Vincent, Jacques Lassalle ou Alain Françon. Elle n’assèche pas la vie, elle lui donne une profondeur qui éclaire l’œuvre.
Loin du penseur dogmatique ou du doctrinaire que l’on présente à gros traits, Pierre Bourdieu se montre sensible à la complexité, aux contradictions. Mais il enrage à la façon d’un Alceste quand on évoque le « naturel », ce qui « va de soi » et « le bon sens ». Des rages qui n’ont hélas pas pris une ride.
Bourdieu aime la discussion posée. Ainsi, lors de la publication de Sur la télévision (Raisons d’Agir, 1996), il n’adopte pas de position tranchée quant à ce média alors dominant. Il en analyse les limites, les défauts, mais ne s’interdit pas d’y paraître pour dialoguer avec quelques pontes du petit écran qui se sont sentis attaqués. Son intention n’est pas polémique : il montre plutôt en quoi les acteurs sont contraints, empêchés, dans le champ des médias comme dans d’autres qu’il explore.
Garder ce qui mérite d’être gardé
Récit d’initiation, L’Ami de la famille est la description d’une famille heureuse dans laquelle le quatrième fils trouve sa place. Les garçons comme leur père aiment et pratiquent le rugby. Marie-Claire, l’épouse que l’on voit discrète au tout début du récit, est bien plus que cela : elle est historienne de formation et contribue par sa connaissance des arts à la documentation sur Manet, une révolution symbolique, ouvrage où Bourdieu développe ce qu’il avait ébauché dans Les Règles de l’art.
Quant à Emmanuel Bourdieu, d’abord scénariste pour Arnaud Desplechin, puis cinéaste lui-même, il dresse un portrait de famille à rebours des conventions du genre en un film de famille en super 8 qui n’a rien de kitch ni ennuyeux. Dans la grande tradition instaurée par un père pudique, volontiers absent des premiers plans, c’est une réflexion en images sur ce qu’est une histoire familiale. Pierre prenait parfois la caméra, mais avait ses règles : « On ne filme pas n’importe quoi, on garde trace de ce qui mérite d’être gardé, sans faire de manières, sans céder à l’hystérie de l’autocélébration familiale. »
Les dernières années de Pierre Bourdieu sont marquées par la maladie. Podalydès ne relate que l’essentiel en peu de phrases. L’issue vient vite. À l’enterrement du sociologue, son ami Jean-Pierre Vernant, qui l’avait soutenu lors de l’épreuve que constituait la leçon inaugurale du Collège de France, trouve les mots qui conviennent. Bourdieu se sentait déplacé, peu légitime.
La lumière du Béarn éclaire le dernier chapitre. Madame Bourdieu, l’épouse du postier, la mère de Pierre, reçoit tous les siens et donc le quatrième fils, Denis Podalydès, dans son boulingrin, tout droit sorti d’un fameux poème de Verlaine que l’auteur cite ainsi que Baudelaire. Une douce lumière éclaire ce jour, et Podalydès, par des poèmes, cherche à en signifier « tout à la fois la condition, la délicatesse, le charme désuet, la fragilité, la vulnérabilité et la disparition. »
Le fils de Madame Bourdieu était un « rétif » : « Arissou arissat, Castagne lusente » : bogue hérissée, châtaigne luisante ». Les mots qui closent le récit sont de Pierre Bourdieu, dans son Esquisse pour une auto-analyse.
N. C.
Denis Podalydès, L’Ami de la famille, Julliard, 256 pages, 21 euros.
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