« La Gioconda », d’Amilcare Ponchielli, d’après «Angelo, tyran de Padoue», de Victor Hugo
Un compositeur italien peu représenté fait son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris, Amilcare Ponchielli, né près de Crémone en 1834, professeur de Puccini. De la dizaine d’opéras qu’on lui doit, seul La Gioconda est encore joué. Sans doute à cause de sa place mal définie entre la fin du règne de Verdi et les débuts du vérisme.
L’adaptation littéraire est sa spécialité. Son premier opéra, I promessi sposi, d’après le célèbre roman de Manzoni, connaît en 1856 un succès sans lendemain, puis plaît davantage dans sa version révisée en 1872.
Passionné par Victor Hugo, Ponchielli accepte la commande de La Gioconda, présentée pour la première fois en 1876, cinq ans après Aïda, puis celle de Marion Delorme, sa dernière œuvre, créée en 1885 à la Scala de Milan.
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Une source d’inspiration : “Angelo, tyran de Padoue”
La Gioconda s’inspire très librement de la pièce Angelo, tyran de Padoue, créée en 1835 au Théâtre-Français, et qui avait déjà servi de modèle pour Il giuramento de Mercadante en 1837. Le livret a été adapté par Arrigo Boito, le compositeur de Mefistofele, l’un des plus grands dramaturges de son époque, fasciné par le roman du XIXe siècle (il a emprunté à l’épitaphe de Stendhal son prénom italianisé) et par Shakespeare, dont il transpose avec Verdi Otello et Falstaff. Ponchielli aimerait s’émanciper de Verdi ; attaché à s’adapter au goût de son public, il apporte des remaniements à La Gioconda jusqu’à la quatrième et dernière version présentée à la Scala de Milan en 1880.
L’intrigue peut encore sembler compliquée à première vue. Mais elle s’ordonne autour de lignes de force déjà voulues par Hugo et indiquées dans sa préface : « Deux graves et douloureuses figures, la femme dans la société, la femme hors de la société » – ici, la femme d’un des chefs de l’Inquisition d’État de Venise, Laura, et la chanteuse de ballades, Gioconda, l’ange et le papillon, sont à « défendre l’une contre le despotisme, l’autre contre le mépris ». En face d’elles, « deux hommes, le mari et l’amant [de Laura], le souverain et le proscrit », l’inquisiteur d’État Alvise incarnant l’absolutisme politique et la tyrannie domestique, et Enzo, le banni revenu d’exil en marin et aimé des deux femmes, incarnant un espoir de bonheur et de liberté.
Au-dessous ou au-dessus, l’espion omniprésent, « témoin fatal », qui tire les ficelles de l’intrigue par ses manigances, Barnaba. Les personnages ont changé de noms, l’action a été déplacée de Padoue à Venise, la charge politique bien atténuée. En quatre actes au lieu de trois « journées », le drame subsiste, mais il est plus pathétique que politique, plus spectaculaire qu’intérieur.
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Une Venise brumeuse et crépusculaire
Même ironie tragique du titre chez Hugo et chez Ponchielli. Changement de décor initial, puisque l’espace clos du pouvoir absolu devient l’espace ouvert d’une place publique ; au lieu du jardin illuminé d’une fête de nuit à Padoue, le livret indique Venise et un splendide après-midi de printemps. Le grand Pier Luigi Pizzi, qui avait mis en scène Les Troyens, propose, lui, une Venise brumeuse, crépusculaire, stylisée, presque immobile, avec ses ponts, son canal mort, le seul mouvement de ses lentes gondoles, la mer, les puits, toutes ces marches qui symbolisent les degrés de la fatalité.
Le rouge et le noir dominent, amour et mort, dans la foule populaire venue assister sous haute surveillance aux réjouissances de la régate. Seule la robe blanche de Laura va apporter sa note de pureté dans ce sombre et déjà sanglant ensemble. Abjection et foi chrétienne, amour injustement soupçonné, souillure et grâce, cruauté impitoyable et dévouement absolu, tous les ingrédients du mélodrame sont présents. Le mouchard Barnaba devient bourreau, assassinant par pure vengeance une victime sans défense – aveugle et accusée de sorcellerie –, prédateur, monstre odieux, incarnation du Mal privé et subalterne, comme Alvise l’est de la tyrannie masculine et politique.
La mise en scène souligne le vérisme des détails qui appuie le symbolisme du schéma général : des objets prennent, comme chez Hugo, valeur de signes du destin, comme le poignard, le poison, les gueules de lions destinées à recevoir les dénonciations ou le rosaire donné à Laura par la mère aveugle de Gioconda (évoquée par un récit chez Hugo), qui devient ici figure emblématique ; l’amour et le destin sont plus aveugles qu’elle. Avec Venise, sont évoqués Shakespeare, Otway, Byron, à la fois un imaginaire et une vision esthétique du XVIIe siècle comme chez Dumas ou Hugo. Tandis que le nom de l’héroïne éponyme qui évoque Mona Lisa symbolise l’Italie et l’éternel féminin.
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Une superproduction remarquable
L’Opéra Bastille a su se montrer à la hauteur de cette superproduction avec six interprètes remarquables quoiqu’un peu inégaux. La mezzo soprano Lucina d’Intino (Laura) s’impose, plus émouvante que la soprano Violeta Urmana (Gioconda), qui force sa voix et peine plus que sur son enregistrement de 2003 à faire oublier la Callas ou Montserrat Caballé pour son monologue désespéré « dans les ténèbres » au bord du suicide ; María José Montiel est une Cieca d’une tenue exceptionnelle, qui touche tout particulièrement par la richesse de son organe ; le grand ténor Marcelo Álvarez, aussi brillant en Enzo que dans le rôle-titre de l’Andrea Chénier de Giordano, emporte l’action de sa présence ardente devant un Orlin Anastassov puissant et un Claudio Sgura qui compose, de sa voix sombre de baryton, un traître noir et perfide très actuel.
Les chœurs importants assument des rôles multiples sous la direction de Patrick Marie Aubert ; l’orchestre très étoffé bénéficie de la direction sûre et énergique de Daniel Oren, qui encadre fermement l’œuvre. Pour compléter ce spectacle total, le ballet du troisième acte, la fameuse Danse des heures (que Walt Disney inclura dans Fantasia), est brillamment chorégraphié par Gheorghe Iancu, avec un harmonieux dégradé de couleurs évoquant un arc-en-ciel et deux danseurs, Letizia Giuliani et Angel Corella, dont la pseudo-nudité ne s’imposait pas.
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Une esthétique du sublime et du grotesque
La Gioconda est un mélodrame lyrique découpé en récits, scènes et numéros clos autonomes, accumulant, à l’instar du mélodrame théâtral, péripéties spectaculaires et moments de forte intensité, masques, jalousie, dévouement sublime, morte amoureuse. Mais le grotesque affleure lors du rendez-vous très surveillé de Laura avec Enzo au clair de lune, dans la colère furieuse du mari déshonoré et dans cette fausse mort heureuse qui rappelle Roméo et Juliette.
Les contrastes saisissants entre pureté et noirceur, la provocante dimension sacrilège (proximité des invités du festin d’Alvise et du pseudo-cadavre de Laura, scène finale choquante où Barnaba crie à Gioconda morte qu’il a assassiné sa mère) sont quelque peu subvertis. L’appropriation n’empêche pas, on le voit, la fidélité à l’esthétique du sublime et du grotesque intimement mêlés définie dans la préface de Cromwell.
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Un événement musical
La foule occupe la scène, joyeusement certes, mais sévèrement encadrée pour montrer la toute-puissance des doges ; la musique emprunte parfois aux chants populaires, comme pour la cantilène « Pescator ». Couleur musicale, effets de décorum magistralement restitués, ambiance carnavalesque, l’opéra est en train de changer de style. Même la mort de l’héroïne – à laquelle ressemblera celle de Tosca, qui fut chantée aussi par Violeta Urmana – est dépossédée de son sublime théâtral par l’outrage de Barnaba et perd son caractère tragique pour devenir absurde, violente, presque gore.
Elle inaugure ainsi non seulement une nouvelle ère de l’opéra, mais une tendance du cinéma qui n’hésitera pas à mettre en scène à l’écran cette brutalité dans La Dame de Shanghai d’Orson Welles, par exemple. Par cette œuvre flamboyante et visionnaire, qui annonce l’avenir vériste de l’opéra et préfigure les chefs-d’œuvre de l’ère hollywoodienne, le directeur de l’Opéra de Paris, Nicolas Joel, a créé un véritable événement musical qui réussit à convaincre et à surprendre.
Anne-Marie Baron
Cette analyse de la « Gioconda » est remarquable en ce qu’elle insiste sur le magnifique spectacle que seul l’0péra peut présenter: puissance dramatique de l’intrigue, beauté du décor de Pizzi, qui fait ressortir une « Venise crépusculaire », mise en scène brillante, dont A-MB dégage toute la richesse symbolique et littéraire.. Elle a en outre le mérite de nous faire entrevoir dans « cette œuvre flamboyante et visionnaire » l’esthétique romantique du sublime et du grotesque, mais aussi le passage de l’opéra verdien au style vériste, et même… d’y voir la préfiguration de certains aspects lyriques du futur cinéma hollywoodien.