Kafka, le dernier été,
de Judith Kaufmann et Georg Maas :
la pleine lumière

L’auteur de La Métamorphose n’était pas un homme sombre et renfermé. Il aimait la gaîté et le jeu, insiste ce film qui raconte comment il a été surpris par l’amour durant sa dernière année avant d’être emporté par la tuberculose. Critique du film et pistes pédagogiques.
Par Milly La Delfa, professeure de lettres (académie de Paris)

L’auteur de La Métamorphose n’était pas un homme sombre et renfermé. Il aimait la gaîté et le jeu, insiste ce film qui raconte comment il a été surpris par l’amour durant sa dernière année avant d’être emporté par la tuberculose. Critique du film et pistes pédagogiques.

Par Milly La Delfa, professeure de lettres (académie de Paris)

Dans les tragédies, l’amour se vit toujours à l’ombre de la mort, et ceux qui s’aiment marchent main dans la main au bord d’un précipice dont ils détournent les yeux. Alors qu’ils se rencontrent dans la lumière éclatante d’un été radieux, Franz Kafka et Dora Dymant – qui prend ensuite le nom de Diamant – vont s’aimer le temps d’une courte année au terme de laquelle la tuberculose emportera l’écrivain tchèque. Le film Kafka, le dernier été, raconte cette surprise de l’amour qui saisit l’auteur de La Métamorphose et lui fait entrevoir La Splendeur de la vie, titre du livre de Michael Kumpfmüller dont le film est l’adaptation.

« Rêvons ensemble à notre prochain été. »

Dans l’épopée radiophonique qui lui est consacrée, Les Grandes traversées[1], les différentes personnes qui ont rencontré Franz Kafka insistent sur l’image faussée que l’on pouvait avoir de l’écrivain. Contrairement à ce que son œuvre incite à croire, il n’était pas un homme sombre et renfermé. Il aimait la gaieté, surtout celle des enfants avec qui il jouait beaucoup. C’est cette part de sa personnalité, cette joie à faire celle des autres, que le film Kafka, le dernier été s’attache à montrer.

En juillet 1923, Franz Kafka se repose dans une station thermale au bord de la mer Baltique avec sa sœur Elli et ses neveux. Malmené par une tuberculose qui l’affaiblit – « Cette maladie dicte ma vie » –, il trouve auprès d’enfants juifs accueillis au Foyer populaire, et surtout aux côtés de la femme qui prend soin d’eux, Dora, une lumière qu’il n’avait peut-être jamais espérée.

Ces quelques semaines d’été sont les dernières heures de plein soleil que vit l’écrivain, revigoré par l’amour naissant qu’il ressent pour Dora : il est à la fois l’homme à la marmaille, à sa place parmi les petits qui se pressent autour de lui et attendent ses histoires, et l’amoureux attentionné de Dora, la jeune volontaire qui vient dans sa vie comme une soudaine éclaircie. Une photographie particulièrement saturée et une musique en arrière-plan entraînante semblent filer la métaphore qu’une scène muette a initiée : alors que Franz Kakfa se repose dans l’obscurité de sa chambre, un rai de lumière vers lequel il avance son visage passe à travers les volets. L’écrivain se donne sans espoir mais sans regret à cette trouée qui lui fait croire à un sursis.

Cette période estivale lie de façon durable l’écrivain et la jeune femme : Kafka admire en Dora sa force d’émancipation. Elle a quitté son pays et sa famille pour rejoindre Berlin, deux décisions qu’il a toujours été incapable de prendre. Auprès d’elle, Kafka éprouve une force inédite. C’est ainsi qu’il se justifie auprès de son ami Max Brod de l’attachement subit mais inexorable qu’il ressent pour la jeune femme « très tendre, juive, engagée politiquement, très intelligente et qui vient de l’Est. » Franz Kafka décide alors de faire ce qu’il n’a jamais osé : il se détache de sa famille et s’installe avec Dora en Allemagne. Le couple y vit quelque temps, amoureux mais misérable, jusqu’à ce que la maladie reprenne ses droits et que la santé de Kafka se détériore, ne laissant plus à l’écrivain et à celle qui l’aime que l’espoir vain de « rêv[er] ensemble à [leur] prochain été ».

Une mise en scène élégante

Ce film de facture classique n’est pas sans rappeler, dans sa mise en scène et dans sa direction d’acteurs, l’adaptation d’Un amour de Swann[2]par le réalisateur allemand Volker Schlöndorff. Académique dans sa réalisation, le film s’appuie sur la précision de jeu de ses acteurs – Sabin Tambrea, qui interprète un Kafka fauché en pleine jeunesse, doux et pénétrant, et Henriette Confuriux, lumineuse et engagée. Si le casting ne permet pas de rendre compte du réel écart d’âge entre Kafka et Dora (il avait quarante ans, elle dix-neuf), la caméra saisit la tendresse du regard que chacun pose sur l’autre, et donne la mesure de cette histoire qui semble avoir révélé à Kafka un autre lui-même.

La narration se structure en trois actes, chacun se déroulant dans un lieu qui est à la fois le théâtre et l’écrin de cet attachement : la station thermale aux bords de la mer Baltique, l’appartement de Berlin et son extension – la serre tropicale – et le sanatorium. Leur reconstitution délicate donne à voir une époque à l’équilibre précaire, menacée par une scission entre les juifs assimilés, comme la famille Kafka, et ceux d’Europe de l’Est, d’où est originaire Dora. Cette fracture est l’un des symptômes de l’antisémitisme montant de l’entre-deux-guerres.

Une chronologie approximative

L’inscription de ce film dans la veine biographique pousse à regretter la liberté prise avec la chronologie des textes écrits par Kafka. Alors qu’en cette année 1923 il n’a rédigé en réalité qu’une seule nouvelle, Le Terrier, et corrigé les épreuves d’Un artiste du jeûne, le film met en scène une curieuse frénésie, inscrivant dans l’espace de ces quelques mois l’écriture de La Métamorphose[3], de La Lettre au père[4] et de pages de journal[5] devenues des lettres adressées à Dora. Cet écart avec la réalité a peu de sens et devra faire l’objet d’un avertissement en cas de projection scolaire.

Kafka, le dernier été, film allemand-autrichien (1h39) réalisé par Georg Maas et Judith Kaufmann avec Sabin Tambrea, Henriette Confurius, Manuel Rubey, Daniela Golpashin. Sortie le 20 novembre.

Lire aussi : Cent ans après sa mort, Franz Kafka brûlant d’actualité, Alain Beretta, L’École des lettres, 9 juillet 2024.


Pistes pédagogiques Kafka

Bien que consacré aux derniers mois de l’existence de Kafka, le visionnage de ce film peut s’intégrer dans une séquence au cycle 4, notamment dans le cadre d’une étude en œuvre intégrale de La Métamorphose, en quatrième, dans le parcours « La fiction pour interroger le réel » ; ou bien au premier semestre de terminale en enseignement de spécialité « Humanités, lettres et philosophie », dans l’entrée « Les métamorphoses du moi[6] ».

A. Piste pédagogique 1 – Cycle 4, classe de quatrième :

Qui était Kafka ? Travailler la figure de l’auteur à partir de supports variés

Film biographique, Kafka, le dernier été permet de proposer une façon renouvelée d’aborder la figure de l’auteur d’une œuvre étudiée en classe. Visionné avant l’étude en œuvre intégrale de La Métamorphose pour présenter Kafka ou en fin de séquence pour enrichir l’idée que les élèves se font de l’écrivain, le film entre en discussion avec deux autres supports afin d’appréhender celui dont on dit qu’« aucun écrivain contemporain, et sans doute aucun depuis Shakespeare, n’a été à ce point décortiqué et étiqueté[7]. »

Premier support : La lettre au père[8], dont sont extraits deux textes :

  1. Un « portrait » de Kafka par son père[9]. Dans une longue énumération, Kafka fait la liste des comportements que son père est susceptible de lui reprocher et qui dessinent la silhouette d’un fils assez ingrat : « Je t’ai fui depuis toujours pour chercher refuge dans ma chambre auprès de mes livres, auprès d’amis fous ou d’idées extravagantes… »
  2. La description d’une scène récurrente où le père et l’enfant se déshabillent avant d’aller nager[10] et qui peut se résumer au constat suivant : « J’étais déjà écrasé par ta simple présence physique. »

Que nous apprennent ces deux extraits sur la relation que Kafka entretient avec son père ?
Ont-ils seulement un enjeu informatif ? Pourquoi peut-on dire qu’ils ont aussi une portée argumentative ?

Second support : le roman graphique Kafka[11], de Dane Zane Mairowitz et Robert Crumb

On propose à l’observation les deux premières pages du roman graphique :

· La première représentant Kafka qui reçoit un violent coup de feuille de boucher sur le côté de la tête assortie d’une citation : « L’image d’un large couteau de boucher me tailladant à toute vitesse avec une régularité mécanique en fines tranches, détachant comme un rasoir des lamelles de moi qui s’envolent sous le coup de la violence de l’exécution. »

Sur la seconde, trois vignettes représentant les différentes méthodes de « disparition » que Kafka a envisagées : la défenestration, l’enlèvement, et la projection à travers le toit de son habitation.

Ces images recèlent une grande violence et dévoilent les obsessions de l’auteur tout en permettant, par le dessin, d’en saisir la dimension surréaliste.

On s’appuie également sur les pages qui rendent compte de sa rencontre avec Dora et de ses derniers moments au sanatorium dans le film. Une page montre Kafka pris par les « fantômes » de l’écriture, fantômes qui l’attachent à la chaise et sous la dictée desquels il écrit Le Terrier. Les illustrations et le texte qui les accompagnent contrastent nettement avec l’atmosphère du film permettant de prendre la mesure subjective de tout discours biographique.

À partir de ces représentations, comment pourriez-vous définir l’adjectif « kafkaïen » ? Quelles idées véhicule-t-il et comprenez-vous pourquoi ?

Troisième support : le film Kafka, le dernier été

Vu dans son intégralité avec les élèves, le film vient compléter ce portrait de l’artiste et offrir un contrepoint aux représentations précédentes.

En quoi ce film offre une représentation originale de Kafka ?
Pourquoi le récit de ces derniers mois est-il important pour comprendre l’auteur de La Métamorphose ?
Trouvez-vous le choix de l’acteur et son jeu pertinents par rapport à l’idée que vous vous faisiez de l’auteur ?

B. Piste pédagogique 2 – Terminale spécialité HLP : Qui suis-je ? Kafka ou « Les métamorphoses du Moi »

Le premier semestre de terminale en enseignement de spécialité « Humanités, Lettres et philosophie » est consacré à « la problématique de la recherche et de la formation de soi [12]» avec, comme période de référence, du romantisme au XXe siècle. Le thème « Les métamorphoses du Moi » intervient comme troisième temps de cette étude et engage à s’interroger sur l’identité et son expression, le moi et sa caractérisation et, en particulier, « les formes nouvelles de déchirement internes à l’individualité contemporaine[13] ». Le film Kafka, le dernier été peut être exploité avec profit pour réfléchir à ces questions à partir d’une œuvre cinématographique.

1. Les métamorphoses du Moi : approche thématique

Le film permet de s’interroger sur les métamorphoses du moi engendrées par des éléments extérieurs au Moi et à la permanence de l’identité au-delà des transformations enregistrées.

Ainsi, deux facteurs de changement sont à l’œuvre dans ces derniers mois de vie de Kafka : l’amour et la maladie.

L’amour métamorphose l’écrivain en lui donnant la force d’un arrachement à une famille tentaculaire, arrachement qu’il n’avait jamais osé mettre en œuvre. Kafka dit de Dora qu’« elle rend [s]a vie réelle. » L’autre a la faculté d’ancrer dans une réalité jusque-là périphérique un Moi évanescent. Le premier tiers du film est le spectacle d’un homme qui devient transfiguré par l’amour, il est autre, plus incarné, plus présent.

On propose l’analyse de la scène de baignade : au cours d’une promenade, Dora propose à Franz d’aller nager. Après quelques brasses, ils se mettent en position d’étoile. Ils flottent, et une vue en plongée tombe sur le corps de Dora et celui, blanc, décharné, de Kafka. Malgré ces indices qui en font une image proleptique du devenir de Kafka, c’est une scène de béatitude qui occupe l’écran. L’amour offre à l’individu une légèreté inédite et, en inscrivant les deux corps dans le cadre, inscrit le Moi comme composante d’une cellule qui le dépasse et le contient : le couple.

Mais une autre force travaille l’identité : la maladie qui enlève à lui-même celui qu’elle atteint. On étudie alors deux passages qui marquent la déhiscence du Moi :

  • La scène de l’hémorragie : Kafka, fou de joie, vient annoncer à Dora qu’une maison d’édition lui prend quelques textes. Le plan moyen montre Kafka de dos en amorce, et c’est le visage de Dora qui est face caméra. Ce visage est tout à coup constellé de gouttes de sang. C’est une toux hémorragique qui vient de tordre Kafka et métamorphose l’homme allègre en figure de la souffrance.
  • La scène fantastique au sanatorium : Alors que Dora vient retrouver Kafka au sanatorium, elle ouvre une porte et se retrouve sur la plage, au milieu de lits vides. Elle distingue celui de son amant et se rend à ses côtés. La maladie, qui empêche désormais Kafka de parler et de manger, l’a jeté dans un autre univers, fantastique ou du moins fantasmagorique. Si son enveloppe charnelle est encore la même, il est arraché au monde des hommes pour une vie entre-deux.

2. Les métamorphoses du moi : approche esthétique

Étude transversale : le motif du miroir dans le film.
Motif propre à la réflexion, la présence récurrente dans le biopic est soulignée et interrogée avec les élèves.

Quels sont les moments associés à ce motif ?
On remarque que tous les moments d’écriture sont vus à travers ou à proximité d’un miroir ou d’une surface réfléchissante. On étudie de façon précise celle de l’écriture de la Métamorphose

Réflexion et déformation : « La Métamorphose », 45e min.
Le texte de La Métamorphose est récité par une voix off tandis que l’acteur, muet, se contemple dans un miroir triptyque qui montre successivement son visage et ce même visage déformé – coupé en deux, en trois. Le corps en amorce disparaît progressivement pour que n’apparaisse plus à l’écran que l’image de l’écrivain.

Le reflet que renvoie le miroir est un élément suffisant d’inquiétante étrangeté pour déclencher l’écriture d’une radicale métamorphose. La révélation, dans le reflet diffracté, d’un moi déconstruit, est ressaisie de façon fictionnelle. L’écriture apparaît alors comme la tentative de projection de cette mise en danger d’une identité qui n’est plus unifiée.

Quelles sont les difficultés propres à l’introduction de ce motif au cinéma ?

Il s’agit de rendre les élèves sensibles aux difficultés techniques propres à la présence d’un miroir dans un film : la possibilité d’une réflexion de la caméra et donc l’intrusion du hors-cadre[14] dans le champ, les défis pour éclairer et faire le point sur une image reflétée.

Les métamorphoses du moi, par le biais du miroir, conduisent à une mise en œuvre esthétique et métadiscursive, l’objet cinématographique trouvant dans ces jeux de réflexion le lieu où donner à voir l’objet littéraire.

M. L.D.


Notes

[1] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-grandes-traversees/l-insecte-de-la-famille-3722133
[2] Un amour de Swann, film franco-allemand de Volker Schlöndorff, adapté du roman éponyme de Marcel Proust (1984).
[3] Franz Kafka, La Métamorphose, 1915.
[4] Franz Kafka, Lettre au père, 1919.
[5] « Je suis assis dans ma chambre, c’est-à-dire au quartier général du bruit … », Journal de Kafka, 5 novembre 1910
[6] Entrée qui se rapporte à l’intitulé « Recherche du moi », annexe au BO, programme spécialités HLP, p. 2.
[7] David Zane Mairowitz, Robert Crumb Kafka, Adaptation Jean-Pierre Mercier, Actes Sud BD, deuxième édition 2007.
[8] Franz Kafka, La Lettre au père, Folio, Gallimard Paris 2023.
[9] Op.cit., p. 10.
[10] Ibid., p. 18.
[11] David Zane Mairowitz, Robert Crumb, Kafka, Actes Sud BD, 2007.
[12] Bulletin officiel, annexe Eduscol p. 4.
[13] Op.cit., p.5.
[14] Le hors cadre est l’espace réel, non diégétique qui entoure le champ. Pour que l’illusion cinématographique fonctionne, il faut que le spectateur oublie le hors-cadre et le remplace, dans son imagination, par le hors champ.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Milly La Delfa
Milly La Delfa