Jeunes mères, de Jean-Pierre et Luc Dardenne : résister au déterminisme

Pour leur dixième long-métrage présenté en compétition officielle du Festival de Cannes ce 23 mai, les frères belges délaissent l’étude de cas pour le portrait de groupe en entourant des mères adolescentes dans une maison maternelle. Avec cette question : comment aimer et transmettre quand on est cabossé ?

Par Philippe Leclercq, critique de cinéma

Pour leur dixième long-métrage présenté en compétition officielle du Festival de Cannes ce 23 mai, les frères belges délaissent l’étude de cas pour le portrait de groupe en entourant des mères adolescentes dans une maison maternelle. Avec cette question : comment aimer et transmettre quand on est cabossé ?

Par Philippe Leclercq, critique de cinéma

Rosetta (1999), Le Fils (2002), L’Enfant (2005), Le Silence de Lorna (2008), La Fille inconnue (2016), Le Jeune Ahmed (2019)… Les titres parlent d’eux-mêmes. Préférant l’individu au groupe, le cinéma social de Jean-Pierre et Luc Dardenne s’est toujours décliné au singulier. Même les deux jeunes réfugiés africains du récent Tori et Lokita (2022) ne formaient qu’un seul corps, soudé par l’épreuve de l’exil.

Pour leur dixième long-métrage présenté en compétition officielle du Festival de Cannes ce vendredi 23 mai, les frères belges (double palme d’or pour Rosetta et L’Enfant) délaissent cette fois l’étude du cas isolé pour le portrait choral d’un groupe de (très) jeunes femmes hébergées dans ce qu’on appelle outre-Quiévrain une « maison maternelle », soit un lieu qui aide ces très jeunes filles à devenir mères. Parmi elles, il y a Jessica, en quête de sa propre mère qu’elle n’a jamais connue ; Perla, élevée par une mère alcoolique, qui rêve de fonder un foyer avec le père immature de son nourrisson ; Ariane, 15 ans, qui s’est laissé convaincre par sa propre mère de garder son enfant ; Julie, qui tente de se reconstruire autour de leur bébé avec son compagnon, ancien toxicomane comme elle…

Des parcours singuliers

En décembre 2023, les Dardenne se rendent dans une maison maternelle près de Liège pour les besoins d’écriture d’un scénario centré sur un personnage. Ce qu’ils y découvrent, le fonctionnement du lieu, les gestes d’apprentissage des jeunes mères pour établir un lien avec leur nouveau-né, l’encadrement, les repas, le travail des éducatrices et de la psychologue, les discussions autour de la maternité, de la violence et des addictions, et surtout la diversité des cas rencontrés, les incitent à revoir leur projet. Ils choisissent de multiplier les points de vue pour embrasser à la fois la complexité de la situation et restituer la singularité de chaque trajectoire. De la pelote de vie commune, ils tirent des fils de vie intime et personnelle, permettant d’interroger les diverses raisons qui peuvent pousser des jeunes mères à abandonner leur bébé. Ce faisant, ils déjouent les pièges du film choral où les parcours individuels convergent vers un discours global. Ici, chaque vie, ciselée autour de petites unités narratives représentatives de leur propre sociologie, nourrit le tableau d’ensemble, sans jamais s’y dissoudre. Jeunes mères apparaît, au final, moins comme l’histoire d’un lieu que d’une réalité complexe.

Lutte acharnée

Comme dans tous les films des Dardenne, les héroïnes de Jeunes mères arborent le visage des êtres à peine sortis de l’enfance, trop vite grandis, trop tôt précipités dans les problèmes de l’âge adulte. Chez ces deux cinéastes, l’adolescence apparaît toujours comme un moment critique où se joue l’affrontement entre déterminisme social et volonté de s’en émanciper. Durement malmenés par l’existence, leurs jeunes personnages ne sont cependant jamais traités comme des victimes. Toutes et tous résistent avec détermination, luttent avec acharnement pour s’en sortir, refusant de céder à la fatalité.

À l’image de Sandra dans Deux jours, une nuit (2014), sorte de Rosetta devenue grande, aucune des héroïnes de Jeunes mères n’accepte de se soumettre à l’inéluctable. Toutes cinq, si l’on ajoute le cas de Naïma plus brièvement évoqué, s’efforcent de ne pas reproduire les vieux schémas familiaux qui leur collent à la peau. Face à une réalité dont elles savent qu’elles ne doivent rien attendre, toutes puisent en elles les ressorts d’un possible renouveau.

Maternité difficile

Deux mondes opposés structurent le récit : la maison maternelle, lieu de protection, d’apprentissage et d’écoute, et l’extérieur – rues hostiles, appartements précaires – où surgissent les menaces du quotidien ayant l’aspect d’un compagnon et père défaillant pour Perla (on songe au père de L’enfant), d’une mère toxique pour Ariane, ou des tentations addictives pour Julie. Ce dispositif spatial alimente la tension dramatique du film, entre espoir fragile et répétition du passé.

Fidèles à leur méthode, les Dardenne filment leurs personnages au plus près, caméra à l’épaule, captant l’urgence de leur quête affective. Jessica, qui introduit in media res le spectateur dans le récit, incarne pour sa part une figure récurrente du cinéma dardennien : l’enfant abandonné, marqué par le manque d’amour parental, souvent point de départ d’une culpabilité ou d’une violence mortifère retournée contre soi. La jeune femme, sorte de double adulte et féminin du Gamin au vélo (2011), recherche jusqu’à l’obsession l’attention de sa mère absente, froide, distante (déchirante composition de la comédienne India Hair). Cette quête désespérée éclaire son incapacité à jouer son propre rôle de mère et à aimer son enfant. Vide d’une affection maternelle qu’elle n’a jamais reçue, la trop jeune mère ne parvient pas à transmettre à son tour.

Inventer une autre vie

Après des œuvres telles que Le jeune Ahmed et Tori et Lokita, explorant des thématiques sociales explicitement politiques, les Dardenne reviennent ici à un cinéma plus intime, plus mystérieux. Ils y interrogent le lien mère-enfant, et ce que signifie devenir parent quand on a grandi sans affection. Leur film ne prétend pas dresser un état des lieux sociologique de la maternité adolescente. Avec ce portrait de groupe, les cinéastes élargissent leur regard sans perdre la justesse de leur approche, ni la force de leur style. Leur cinéma demeure ce lieu rare où le singulier touche à l’universel.

P. L.


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