« Hänsel et Gretel », de Engelbert Humperdinck, à l’Opéra Garnier
L’Opéra de Paris accueille à son répertoire Hänsel et Gretel de Engelbert Humperdinck dans une mise en scène de Mariame Clément, des décors de Julia Hansen, une direction musicale de Claus Peter Flor et une chorégraphie de Mathieu Guilhaumon, tous pour la première fois à Paris, afin de célébrer le bicentenaire de la parution, le 20 décembre 1812, des Contes de l’enfance et du foyer des frères Jacob et Wilhelm Grimm.
Inscrits depuis 2005 au patrimoine de l’UNESCO, ils ont été salués par l’ONU comme « le plus connu et le plus distribué des livres en Allemagne ».
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La collecte de contes populaires des frères Grimm
Des accusations d’antisémitisme (notion relativement anachronique en 1812) – notamment à propos du conte intitulé Le Juif et l’Épine – leur ont valu d’être interdits en 1945 par les forces d’occupation alliées en Allemagne. En réalité, l’entreprise même de collecter ces récits – tenus par les Grimm pour la racine aryenne du folklore européen – était une glorification évidente du « génie » allemand. Comme leur Histoire de la langue allemande. Mais cette théorie dite « naturaliste », qui veut que les contes soient la représentation du grand drame cosmique vécu et imaginé par l’homme, a fait long feu depuis qu’a été mise en évidence (ainsi que le souligne Marthe Robert dans sa préface à l’œuvre des frères Grimm), la parenté étroite de tous les contes, y compris ceux des Mille et Une Nuits, qui expriment le passage de l’enfance à l’âge adulte.
Il reste que le style de ces contes, mis au point par ces grands linguistes, a eu une influence considérable sur la manière de s’adresser aux enfants, avec, par exemple, des formules comme « Il était une fois » ou « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ».
Richard Wagner s’est inspiré de plusieurs légendes recueillies par les deux frères pour la composition de ses opéras, ainsi que de la Mythologie allemande de Jacob Grimm pour sa Tétralogie. Le Petit Chaperon rouge, Cendrillon, Hänsel et Gretel, Blanche-Neige et Tom Pouce constituent toujours une source d’inspiration pour les romanciers, les scénaristes de cinéma et les compositeurs d’opéra.
Ils les adaptent en dessin animé (Cendrillon et Blanche-Neige par Walt Disney), en film d’horreur, comme Le Bois lacté de Christoph Hochhäusler (2003), Hänsel et Gretel, du réalisateur coréen Yim Pil-Sung (2007), ou en thriller comme Le Chaperon rouge, de Catherine Hardwicke (2011), les mythes se révélant à l’épreuve du temps, comme l’a montré le succès public de Blancanieves de Pablo Berger (2012). Sans oublier Hansel & Gretel : Witch Hunters, comédie horrifique germano-américaine de Tommy Wirkola (2013). De plus, depuis le 20 avril, le compositeur allemand Marius Felix Lange présente son adaptation contemporaine de Blanche-Neige, créée en version française par l’Opéra Studio de l’Opéra national du Rhin, au Théâtre de l’Athénée, à Paris.
Engelbert Humperdinck
Des sept opéras composés par Engelbert Humperdinck (1854-1921), plutôt adonné aux œuvres chorales (Rhapsodie mauresque, Humoreske), seuls Hänsel et Gretel et Die Königskinder (Les Enfants du roi) sont passés à la postérité. Assistant de Wagner pour Parsifal, puis membre de l’Académie des arts et professeur de composition à Berlin, il collabore à plusieurs reprises avec le metteur en scène Max Reinhardt, qui lui commande des musiques de scène pour plusieurs pièces de Shakespeare. À New York, en 1910, il se lie d’amitié avec Puccini. Après avoir composé des œuvres de circonstance pour Guillaume II, il donne, en 1919, son dernier opéra, Gaudeamus, à Darmstadt, sous la direction d’Erich Kleiber.
Composé en 1890 pour la sœur d’Humperdinck, Adelheid Wette, auteur d’un livret d’après le conte de Grimm pour un spectacle destiné à une représentation familiale, le projet fait d’abord alterner des dialogues parlés et des séquences orchestrées et chantées, puis il est réécrit en famille sous la forme d’un grand opéra et achevé en décembre.
Le livret est simplifié, dramatisé, adouci pour atténuer la violence du conte. Chansons enfantines et mélodies populaires y reviennent selon la conception wagnérienne du leitmotiv. Succès immédiat. Très vite, Hänsel et Gretel s’impose sur toutes les scènes allemandes ; il sera dirigé à Hambourg par Gustav Mahler en 1894, et sera le premier opéra retransmis par la radio en Europe depuis Covent Garden, le 6 janvier 1923.
Peurs enfantines et fantasmes parentaux
La mise en scène de Mariame Clément met en évidence les peurs enfantines et les fantasmes parentaux que le conte met en scène : l’abandon, la faim, le passage à l’âge adulte du côté des enfants ; la séduction paternelle, la méchanceté maternelle, l’inceste ou l’infanticide du côté des parents. De véritables scènes primitives font découvrir aux enfants la violence de leurs parents. Les mères des contes abandonnent leurs enfants dans la forêt par nécessité ou par égoïsme. Ou bien, tôt disparues, les laissent à des époux qui ne songent qu’à leur donner des belles-mères redoutables. Pour Bruno Bettelheim, si Hänsel et Gretel a tant fasciné les enfants, c’est parce qu’il puise dans les images de l’inconscient collectif de l’angoisse.
Figures effrayantes comme la marâtre ou la sorcière (image des parents méchants et frustrants), motifs fantasmatiques comme l’abandon, la pauvreté ou l’opulence, le feu et les friandises, autant de peurs et de récompenses qui joignent la douceur à la pire des tortures. Autant de situations que les enfants reconnaissent comme leurs obsessions inconscientes et qui informent les épreuves à venir. Mais qui doivent impérativement avoir une fin heureuse pour les rassurer, tout comme ces contes de fées modernes que sont les comédies hollywoodiennes vouées au happy ending.
La situation de départ est très « réaliste : les parents sont pauvres et se demandent s’ils pourront continuer de nourrir leurs enfants. […] Hänsel et Gretel croient que leurs parents méditent de les abandonner. […] Ce qui se traduit par la peur de mourir de faim ». La maison de pain d’épice « représente pour l’inconscient la mère bonne qui donne son corps en pâture. […] Mais, raconte l’histoire, derrière cet abandon sans limites à la gloutonnerie se trouve une menace de destruction ». Forcés de « prendre conscience des dangers de l’avidité orale incontrôlée et de la dépendance », les deux enfants « font travailler leur intelligence et inventent les ruses qui les sauveront de leur périlleuse situation » (Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, traduction de Théo Carlier, Robert Laffont 1976 ; Pocket, 1999). Tandis que pain sec ou pain d’épice à volonté, sable, or et rêves, œufs et fraises figurent les alternatives sociales et morales de la famine et de la satiété.
La mise en scène de Mariame Clément,
entre réalisme et onirisme
La mise en scène de Mariame Clément exploite cette ambivalence entre réalisme et onirisme, bonne et mauvaise mère, rendue par d’astucieux effets de miroir. Mais je ne suis pas sûre que la fragmentation de la scène en différentes cellules et différents étages – comme une maison de poupée ou comme la fameuse gravure de Bertall qui représente la coupe d’un immeuble parisien en 1845 – soit une bonne idée de la décoratrice Julia Hansen. Elle décentre l’action à droite ou à gauche et l’atomise, laissant au milieu de la scène un ersatz de forêt stylisée assez frustrant. Mais, surtout, elle rationalise trop ce que l’imaginaire germanique a de fantastique débridé.
En transformant, par exemple, les anges protecteurs de la fin en enfants ordinaires. Est-ce pour montrer de façon humoristique la miniaturisation des mythes wagnériens et orchestrer ainsi la libération du compositeur à l’égard du grand modèle ? Ou pour représenter cette « autre scène » de l’imaginaire où le moi se dédouble et se contemple ? Au lieu de les envoyer dans la forêt, la mère enferme les deux enfants dans leur chambre, les mettant ainsi face à des peurs plus intériorisées : monstre du placard, fantômes sous le matelas, main noire passant par les fenêtres, araignée géante au plafond.
La sorcière symbolise, comme les animaux cruels de L’Enfant et les Sortilèges, la mauvaise mère toujours en proie à des tentations d’abandon ou de meurtre dans les fantasmes enfantins. Mère-colère, mère-ogresse toujours à l’affût, prête à dévorer ses enfants-friandises. Il est dommage que l’effet spectaculaire produit par le gros gâteau rose et vert d’où sort la sorcière et par le four où elle rôtit soit émoussé par les dimensions de la scène. La gourmandise de Hänsel et Gretel peut être une métaphore de tous nos désirs inassouvis d’éternels enfants ou le miroir de notre société de consommation, comme dans les mises en scène de Claus Gutbier, de Laurent Pelly ou de Ned Grujic, où la maison de pain d’épice devient un énorme supermarché.
Une interprétation vocale remarquable
Quoi qu’il en soit, la véritable saveur de cet opéra est donnée par la musique et l’interprétation vocale. La simplicité de cette écriture, si semblable à celle du lied allemand abreuvé à la fontaine de jouvence du chant populaire, éclate dès la première ballade du père, rendue faussement effrayante par le baryton Jochen Schmeckenbecher. Les questions de Gretel dans la nuit sont chargées d’angoisse par Anne-Catherine Gillet, tandis que Daniela Sindram est tout à fait convaincante en Hänsel facétieux et fantasque. Anja Silja, sorcière moulée dans un fourreau lamé, se voit accorder le milieu de la scène pour son solo agressif.
Irmgard Vilsmaier est une épouse et une mère ambiguë, immédiatement identifiée à la sorcière par les enfants. Mais c’est la parfaite direction d’orchestre de Claus Peter Flor qui emporte surtout l’adhésion par la place donnée aux bois, aux cordes et aux cuivres, pour traduire par des associations instrumentales inhabituelles la bizarrerie du merveilleux (les trombones sont associés aux êtres de l’au-delà depuis le Don Giovanni de Mozart).
Naïf et profond à la fois, romantique par son évocation d’un monde surnaturel issu des rêves d’enfants, poétique et symbolique, le Hänsel et Gretel de Humperdinck, dans cette nouvelle production de l’Opéra de Paris, a de quoi séduire et interroger petits et grands.
Anne-Marie Baron
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• Les “Contes” de Grimm dans la collection Classiques de l’école des loisirs :
tome I (comprend “Hänsel et Gretel”),
• Hansel et Gretel illustré par Anthony Browne, Kaléidoscope.
• L’analyse des contes dans les Archives de l’École des lettres.