Bérénice, de Jean Racine,
au Vieux-Colombier : deux en un

Les mouvements de conscience et élans du cœur sont les seuls mais puissants leviers d’action de cette peinture de la passion amoureuse. Dans cette mise en scène de Guy Cassiers, les personnages chuchotent à l’oreille des spectateurs, Titus et Antiochus ne font qu’un et la reine de Judée est une exilée souffrant de déracinement.

Par Phlippe Leclercq, critique

Les mouvements de conscience et élans du cœur sont les seuls mais puissants leviers d’action de cette peinture de la passion amoureuse. Dans cette mise en scène de Guy Cassiers, les personnages chuchotent à l’oreille des spectateurs, Titus et Antiochus ne font qu’un et la reine de Judée est une exilée souffrant de déracinement.

Par Philippe Leclercq, critique

Bérénice (1670) est sans nul doute la tragédie la plus tendre du répertoire classique. Ni mort, ni sang n’entache ses cinq actes qui peuvent d’abord s’entendre comme une simple histoire d’amour impossible. Une histoire qui, située à Rome, en 79 de notre ère, aurait dû lier pour toujours l’empereur Titus, fils de Vespasien, à Bérénice, reine de Judée, qui a tout quitté – sa terre, son peuple, sa religion – pour le suivre. Or, le Sénat s’oppose à leur union au motif que Bérénice est une étrangère. Après de longues hésitations, Titus finit par accepter la loi romaine, incitant Antiochus, roi de Comagène et ami de l’empereur, à déclarer son propre amour secret à la reine…

Sacrifice de la jeunesse

Dans sa préface de Bérénice, Jean Racine se flatte d’avoir « fait quelque chose de rien », et d’avoir bâti sa tragédie sur trois mots empruntés à Suetone : invitus invitam dimisit (« Il la renvoya malgré lui et malgré elle »). Pour préparer l’intrigue, la nourrir et la dénouer, le dramaturge n’a, il est vrai, eu recours à aucun artifice extérieur. Nulle part dans son œuvre, il n’a uni autant de simplicité dramatique à autant de puissance émotionnelle. Titus épousera-t-il Bérénice ? La réponse, d’emblée posée, n’obtient de réponse qu’au dernier acte. Les mouvements de conscience, élans du cœur, doutes et scrupules, décisions héroïques et revirements douloureux, entretiennent seuls l’intérêt de l’action. En parvenant à fixer l’attention du public avec de semblables ressorts, l’auteur accomplit un tour de force, et pousse, plus que dans ses autres pièces, la peinture de la passion amoureuse. Si le cadre autant que le conflit entre l’amour et la raison d’État sont cornéliens, l’exaltation du sacrifice appartient au génie de Racine. L’inflexible décision du Sénat pèse sur les amants comme une sentence du destin ; tous deux la subissent et s’y plient, et si douloureusement, qu’on les plaint plus qu’on ne les admire. Titus et Bérénice ne sont pas comme Rodrigue et Chimène, les héros du Cid : ils sont des victimes, comme ceux d’Andromaque. Et si leur sang ne coule pas à la fin, c’est leur jeunesse qui meurt dans leur déchirement et leur résignation.

Mise en scène dépouillée

Titus-Bérénice-Antiochus, le célèbre trio amoureux a été, ces derniers temps, un peu malmené. En 2023, sur le plateau de la Scala, la metteuse en scène Muriel Mayette-Holtz tirait la tragédie-poème de Racine vers le mélodrame bourgeois, avec Carole Bouquet dans le rôle-titre. Et l’Italien Romeo Castellucci offrait l’année dernière à Isabelle Huppert l’occasion d’un seule-en-scène exsangue et singulièrement conceptuel (exit Titus et Antiochus). Rien de tel ici. Guy Cassiers, de retour à la Comédie-Française après Les Démons en 2021, en propose une lecture dépouillée, entièrement dédiée à l’épure du vers racinien.

C’est une réussite qui tient pour partie au dispositif de micros haute fréquence portés par les comédiens. Ceux-ci chuchotent leurs tourments à notre oreille plus qu’ils ne les déclament, creusant d’autant le silence de la salle et l’attention extrême du public. Belle manière de remettre le texte au centre du théâtre, de le faire entendre comme une parole neuve. Elle en renouvelle la portée interprétative et laisse percevoir ce que les personnages dissimulent ou n’osent exprimer. Le texte résonne d’autant mieux qu’il est ici prisonnier de l’atmosphère feutrée d’une sorte d’intérieur japonisant, cerné de parois coulissantes et d’un grand mur-vidéo de larmes silencieuses (des gouttes de pluie), au milieu duquel trône une étrange sculpture de pierre dont la présence pèse sur la conscience et le destin des personnages.

Bérénice, héroïque victime

L’autre bonne idée du metteur en scène flamand est d’avoir choisi de fusionner les deux rôles de Titus et d’Antiochus en un seul et même comédien, l’excellent Jérémy Lopez. « Cela met en lumière les contradictions internes de Titus et d’Antiochus et leurs comportements en miroir, explique Guys Cassiers dans le programme de salle. Ils changent constamment de position et veulent prendre la place de l’autre ». L’interchangeabilité ou la ressemblance des deux « amis rivaux » donne en tout cas raison, sens et corps à la confidence de Bérénice (Suliane Brahim) faite à Antiochus dans la scène 4 de l’acte I : « Cent fois je me suis fait une douceur extrême/D’entretenir Titus dans un autre lui-même. » En confondant les deux personnages, Cassiers questionne le comportement des hommes, plus prompts à se défausser ou à tergiverser qu’à prendre leurs responsabilités en matière d’affaires sentimentales.

Enfin, si la pièce de Racine émeut tant encore aujourd’hui, c’est que son ardente mais résignée héroïne (« persuadée », dit Roland Barthes dans son Sur Racine, 1963) est soumise au trauma de l’exilée, de la déracinée que l’on chasse. Aux yeux de la loi romaine, Bérénice incarne la figure de l’étrangère par excellence, « l’abjecte » qu’il faut écarter. Traîtresse (aux siens) par amour (pour Titus), elle est à son tour trahie et doit subir la honte de l’expulsion hors les murs de Rome. La comédienne Suliane Brahim, qui sait son personnage plus héroïque que ses deux (ex-)amants, drape le départ de celui-ci dans une dignité d’amertume rentrée qui chavire le cœur.

P. L.

Bérénice, de Jean Racine, mise en scène de Guy Cassiers. Avec Suliane Brahim (Bérénice, reine de Palestine), Jérémy Lopez (Titus, empereur de Rome et Antiochus, rois de Comagène), Alexandre Pavloff (Paulin, confident de Titus, et Arsace, confident d’Antiochus), Clotilde de Bayser (Phénice, confidente de Bérénice).

Jusqu’au 11 mai 2025, à la Comédie-Française (Vieux-Colombier), à Paris. Tournée 14-15 mai à la Maison des Arts à Créteil ; le 20 mai à L’Onde Théâtre centre d’art à Vélizy-Villacoublay ; 12 juin au Théâtre national de Budapest (Festival Mitem, Hongrie). D’autres dates à venir.


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Philippe Leclercq
Philippe Leclercq
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