
Bac de français 2025
Corrigé des sujets de dissertation : Nathalie Sarraute
En dissertation, le théâtre est à l’honneur pour cette session de l’écrit de l’épreuve anticipée de français. Les élèves avaient le choix entre Corneille, Musset et Sarraute. Propositions de plan et déroulé sur la pièce Pour un oui ou pour un non.
Par Cécile Cathelin, professeure de lettres en lycée,
et Antony Soron, formateur de lettres en Inspé
Énoncé du sujet C.
Œuvre : Pour un oui ou pour un non, de Nathalie Sarraute. Parcours « Théâtre et dispute ». Un critique remarque que, dans Pour un oui ou pour un non, le dialogue est toujours, en fin de compte, un jeu dans lequel tous les coups sont permis ». Cette citation éclaire-t-elle votre lecture de la pièce ?
Corrigé
Introduction
Pour un oui ou pour un non se présente comme une pièce radiophonique (1982). À l’image du théâtre proverbe de Musset, comme, par exemple, avec la pièce en un acte Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, la pièce de Nathalie Sarraute a l’apparence de la modestie créatrice, à la fois par son titre anecdotique et son texte relativement court. Pourtant, il s’agit, dans l’histoire du théâtre, d’une pièce décisive qui marque une évolution importante depuis les expériences du Nouveau Théâtre avec des pièces comme En attendant Godot, de Beckett ou Rhinocéros, de Ionesco. Linguiste passionnée, qui a temporairement embrassé une carrière d’avocate, Nathalie Sarraute s’intéresse aux mots, à ce qu’ils expriment et surtout à ce qu’ils sous-tendent dans les conversations humaines.
La critique littéraire et journalistique s’est intéressée à son œuvre polygraphique et particulièrement à son versant théâtral depuis sa première pièce radiophonique, Le Silence, en 1964. Un critique, justement, développe ainsi, sans indication de date, l’affirmation suivante à propos de Pour un oui ou pour un non : « Le dialogue est toujours, en fin de compte, un jeu dans lequel tous les coups sont permis ». En tenant compte du fait que cette phrase est très certainement tronquée puisque intégrée dans une citation plus longue, ce qui en renforce la radicalité, il serait intéressant de la discuter en examinant le terme clef « jeu » et l’expression lexicalisée qui lui est associée : « tous les coups sont permis ».
C’est d’ailleurs à partir de ces deux balises de la citation que nous axerons notre propos. Aussi, nous demanderons-nous dans quelle mesure le dialogue sarrautien pourrait être apparenté à un échange sans règle de pondération ou de modération, autrement dit à un jeu dangereux échappant à sa lucidité présumée pour aller vers une situation plus tragique.
Nous structurerons notre développement selon trois axes en analysant d’abord le dialogue comme jeu, puis en mettant en perspective la violence sourde qui le traverse, pour enfin questionner la portée universelle de cette dramaturgie contemporaine de la dispute.
I. Le dialogue comme jeu : règles, enjeux et déstabilisation
A. Une dramaturgie de la parole
Dans le théâtre de Nathalie Sarraute, les échanges verbaux ont une apparence anodine. Dès la scène d’exposition de la pièce, les deux personnages (H1, H2) s’affrontent autour de la prise de parole antérieure apparemment insignifiante de H1 :« C’est bien… ça… ». Toutefois, ce commentaire laconique qui aurait dû passer inaperçu dans une conversation ordinaire, devient le point de départ d’un affrontement verbal où chaque mot est scruté, interprété, voire soupçonné d’intentions cachées. Le dialogue s’apparente à un jeu à la fois subtil et pervers, où il s’agit moins de convaincre que de déstabiliser l’autre, de révéler ou de masquer des intentions profondes.
À titre d’exemple, lorsque H2 rappelle au forceps à son ancien ami le commentaire incriminé,« C’est bien… ça… », H1 répond par une interrogation d’apparence innocente : « Non mais vraiment, ce n’est pas une plaisanterie ? Tu parles sérieusement ? » Dès lors, semble s’engager un « jeu » où chacun cherche à renvoyer l’autre (son alter ego) à ses contradictions : « Qu’est-ce que tu veux dire par là ? », « Est-ce que tu es sincère ? ». Ces questions attestent de la façon dont Nathalie Sarraute conçoit le dialogue, à savoir comme un mode de communication ordinaire susceptible de provoquer une déstabilisation profonde des relations humaines. D’ailleurs, même si les didascalies restent minimales, elles traduisent la difficulté d’H2 à énoncer des reproches à H1 : « piteusement », « soupire ».
B. Un jeu sans arbitre
Le jeu est d’autant plus dangereux qu’il ne s’appuie pas sur des règles fixes. Les personnages avancent, s’y laissent prendre, comme c’est le cas quand H2 réclame la présence de témoins : « Oui. Pour voir. En ta présence. Tu sais, ce sera peut-être amusant… » De fait, le lecteur, spectateur, assiste à une montée progressive de la violence des échanges, pourrait-on dire en milieu tempéré. À aucun moment, en effet, le dialogue n’est interrompu par la furie soudaine d’un des deux interlocuteurs. Cependant, cette correction apparente du langage n’empêche pas des piques ironiques (H2 : « Mais voyons, tu es bien plus subtil que moi »). Ce serait comme si, peu à peu, H1 et H2 cherchaient à porter l’estocade à l’autre. Le premier feignant de ne pas comprendre les récriminations du second et le second visant à culpabiliser le premier. Dans ce jeu dont la tension dramatique augmente au fur et à mesure de répliques du tac au tac, chaque mot est assimilable à un coup, chaque silence à une feinte. D’où le grand nombre de phrases suspensives dans le texte, comme en témoigne l’échange suivant :
H1 : « Ah nous y sommes. J’ai trouvé. Et toi…
H2 : Et moi quoi ? Qu’est-ce que j’étais ?
H1 : Tu… tu étais…
H2 : Allons, dis-le, j’étais quoi ?
H1 : Tu étais jaloux. »
Sans arbitre déclaré, aucun des protagonistes ne se donne de limites. Chacun accentue malgré lui la violence de ses répliques, au point, pour reprendre l’expression du critique, qu’il semble bien effectivement que « tous les coups [soient] permis ». H1 et H2 utilisent en effet leur connaissance intime de l’autre pour se blesser réciproquement avec une subtile violence verbale. Leurs coups correspondent pour l’essentiel à la reprise de phrases anciennes ou venant d’être énoncées dont est dénoncé le sens caché : H1. « Si tu l’as dit. Implicitement. Et ce n’est pas la première fois. »
Finalement, à l’initiative de H2, les deux protagonistes font appel aux « voisins » H3 et F pour arbitrer leur querelle, en sachant toutefois que ces derniers se déclarent d’emblée sans « aucune compétence », sous-entendu sur le sujet de la dissension.
II. La violence du dialogue : tous les coups sont permis
A. La parole comme arme
Dans Pour un oui ou pour un non, comme dans toutes les pièces de Nathalie Sarraute (Le Silence, Ouvrez), la parole n’est pas seulement un outil de communication. Elle se révèle une arme redoutable au fil d’une conversation assimilable à un duel. Chaque locuteur vise à prendre l’ascendant sur l’autre, à le piéger, voire à le réduire au silence. Bien entendu, les coups portés à autrui ne sont pas physiques, mais psychologiques. On attaque l’autre sur ses intentions, on le soupçonne, on le pousse dans ses retranchements pour lui faire admettre sa culpabilité. Ainsi, H1 se montre expert en phrases à double sens, « Ah, c’est ça que tu veux dire… Oui, c’est vrai, tu t’es tenu en marge… », tandis que H2 suggère plus qu’il n’explicite les fautes graves de son ancien ami : « Il a profité d’une occasion… »
À ce jeu pervers, qui renouvelle les intentions de la disputation médiévale sur un sujet donné impliquant arguments et contre-arguments, le plus fort sera celui qui maîtrise le mieux l’art de la parole, celui qui ne se laisse pas déstabiliser. Pour la dramaturge, le vrai pouvoir réside probablement dans la maîtrise du langage. Par exemple, H1 utilise des formules euphémisées pour provoquer H2, comme la suivante, « Tu sais, je t’ai toujours trouvé un peu prétentieux ». Or, quoique atténuée, la phrase n’en demeure pas moins une attaque contre l’ego de H2, qui rétorque d’ailleurs par une contre-attaque cinglante : « Au moins, je ne suis pas hypocrite comme toi ».
Ces répliques tendent à démontrer que dans Pour un oui ou pour un non, le langage n’est jamais gratuit : les protagonistes de la querelle usant de la parole pour culpabiliser leur alter ego et corrélativement se dédouaner soi.
B. L’impossibilité de la réconciliation
Le jeu du dialogue chez Sarraute ne vise pas la résolution du conflit mais son exacerbation. Les tentatives d’apaisement sont aussitôt retournées contre celui qui les propose tandis que la dispute s’enlise dans une logique de surenchère. Cette mécanique implacable, qui pourrait faire penser au fatum pesant sur le destin des personnages de la tragédie classique, révèle à la fois l’inauthenticité des relations humaines et l’impossibilité d’établir une relation où chacun cherche à se mettre à la place de l’autre. Le dialogue, loin d’œuvrer à une quelconque empathie, creuse ainsi l’écart entre les êtres présumés pourtant les plus proches. Un exemple de cette impossibilité de réconciliation se situe dans la scène finale de la pièce, où H1 et H2 semblent enfin prêts à se réconcilier. Cependant, même ici, ils continuent à se soupçonner mutuellement et à interpréter les paroles de l’autre de manière négative. Il apparaît ainsi significatif que l’ultime didascalie, « Un silence », qui aurait pu correspondre au dernier mot du texte, soit immédiatement complété par cinq répliques courtes qui tendent à relancer infiniment le débat.
H2 :« Oui ou non ?
H1 : Ce n’est pas la même chose…
H2 : En effet : Oui. Ou non.
H1 : Oui.
H2 : Non ! »
Cette scène ouverte atteste de la conception du dialogue sarrautien de nature essentiellement contradictoire qui pourrait traduire l’impossibilité de la sincère réconciliation entre les êtres et de fait, l’inauthenticité fondamentale des relations humaines.
III. Une réflexion sur le langage et la condition humaine
A. Un théâtre de la suspicion
Dans cette pièce, Nathalie Sarraute met en scène une crise de la communication où le langage, loin de permettre l’échange, devient source de malentendus et de conflits. Si le dialogue s’apparente à une forme de jeu, c’est un jeu cruel qui met à nu la vulnérabilité des personnages et la difficulté d’être au monde avec les autres. Cette dimension universelle du propos donne à la pièce une portée qui dépasse le simple cadre de la dispute engagée : elle interroge la condition humaine, la solitude des êtres, la terreur d’être mal compris. Il ne faut pas perdre de vue d’ailleurs que H2 est allé devant des « jurés des cours d’assises », autrement dit que son affaire est devenue publique. Le fait que les choses dépassent le cadre privé est très significatif, permettant d’élargir le champ de la contradiction. De manière plus globale, il semble que l’homme ait un mal fou à accepter la parole de l’autre. D’où la logique conflictuelle quasi permanente qui prévaut au XXe siècle.
En tant qu’avocate, Nathalie Sarraute possède une expertise empirique de ce trait caractéristique de ses contemporains consistant à toujours reporter la faute sur l’autre. Dans la pièce, la tension réside dans l’opposition entre plaidoyer pro domo et réquisitoire ad hominem sachant qu’il est difficile pour le lecteur spectateur de mesurer le degré de bonne et/ou de mauvaise foi des deux protagonistes. H1 et H2 utilisent des phrases ambiguës et des sous-entendus pour éviter de révéler leurs véritables sentiments. Ce maniement des mots montre comment les personnages cherchent à se protéger de leurs propres tourments intimes et de leurs fautes potentielles. Cela peut renvoyer à d’autres personnages de théâtre quasiment seuls en scène dans leur face-à-face existentiel, comme Vladimir et Estragon dans la pièce de Samuel Beckett, En attendant Godot.
B. Le jeu social des non-dits
Le théâtre radiophonique de Nathalie Sarraute part toujours d’une situation simple à partir de laquelle se développe une intrigue unique. Par exemple, dans Le Silence, un personnage se tait, et son mutisme a de lourdes conséquences sur la cohésion du groupe. Dans Pour un oui ou pour un non, c’est un incident apparemment insignifiant qui est à la source de la mésentente entre H1 et H2. D’où le fait que le terme « jeu » retenu par le critique dans son analyse puisse d’emblée être mis en question. S’il s’agissait au sens propre d’un jeu, au sens de jeu d’enfant, les règles en seraient posées au début, et l’on repérerait dans les propos initiaux des personnages une intention de s’amuser. Ce qui ne semble pas du tout le cas ici, comme en atteste la première réplique de H1 :
« Écoute, je voulais te demander… C’est un peu pour ça que je suis venu… Je voudrais savoir… que s’est-il passé ? Qu’est-ce que tu as contre moi ? »
Au vu de cette adresse à H2, si l’on doit parler de jeu, c’est plutôt dans un sens plus théâtral avec l’idée d’une variation de postures, et possiblement aussi d’un degré de sincérité variable. Cette réorientation sémantique du terme « jeu » semble plus productive pour analyser le déroulement de la pièce. En effet, comme souvent dans le théâtre de Sarraute, les personnages sont assimilables à des identités minimales : ils n’ont pas de prénom et sont désignés par une lettre : H pour les trois hommes de la pièce, H1, H2, H3, et F pour la seule femme. Par là même, c’est leur jeu, autrement dit, leur façon de manier le langage qui fait découvrir leur intériorité.
Un écho avec d’autres œuvres contemporaines
En plus du théâtre de Samuel Beckett, d’autres pièces plus récentes, comme celle de Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, ou de Yasmina Reza, Le Dieu du carnage, explorent aussi la violence latente du dialogue et la difficulté de communiquer. Chez Sarraute, la dispute n’a rien de spectaculaire. On ne s’insulte pas, on ne se jette pas des objets au visage. Le conflit est aussi insidieux que feutré. Néanmoins, sa relative discrétion la rend d’autant plus destructeur. Le théâtre devient ainsi le lieu d’une exploration des « tropismes » — « [c]es mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience » (Tropismes, 1932) selon la définition qu’en donne Nathalie Sarraute elle-même. On conviendra de la réalité de ce phénomène dans la conversation ordinaire en incluant aujourd’hui les échanges par SMS, en observant combien un retour laconique du destinataire, voire l’usage d’« Un mot pour un autre » (pièce de Tardieu, 1951) est susceptible de produire des réactions en chaîne au point de rompre une amitié en quelques clics. Ce qui correspond exactement à la situation de la pièce où H2 revient sur la « condescendance » d’un commentaire lointain de H1 comme s’il s’agissait de la faute la plus impardonnable qui soit.
Conclusion
La citation du critique éclaire pleinement la lecture de Pour un oui ou pour un non où le dialogue apparaît effectivement comme un jeu où « tous les coups sont permis », un espace de confrontation sans règles, où la parole devient une arme et la dispute, une fatalité. Sarraute met ainsi en lumière la violence sourde qui habite les relations humaines et fait du théâtre un laboratoire de la parole, de ses pouvoirs et de ses dangers. Ce faisant, elle renouvelle profondément la dramaturgie contemporaine et invite le spectateur à s’interroger sur sa propre manière de se comporter avec autrui. On pourrait prolonger la réflexion en s’interrogeant sur la manière dont le théâtre ultra-contemporain, à la suite de Nathalie Sarraute, fait du dialogue un espace de jeu et de violence, révélant ainsi les tensions et les ambiguïtés d’une communication humaine assimilable trop souvent à une non-communication.
C. C. et A. S.
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