
Avant de brûler, de Virginie DeChamplain :
post-apocalypse boréale et féminine
Les Falaises prenait pour ancrage les rives du fleuve Saint-Laurent. Dans son deuxième roman, l’écrivaine canadienne Virginie DeChamplain propose une plongée au cœur de la forêt québécoise, ultime lieu encore intact face à l’effondrement.
Par Juliette Planche, professeure agrégée de lettres et doctorante à Paris Sorbonne-Université
À l’orée du nouveau roman de Virginie DeChamplain, la forêt boréale habitée par les loups semble le dernier poumon de vie face aux catastrophes climatiques. Le lecteur épouse d’emblée l’errance de deux jeunes femmes et d’une biche à travers les embûches d’une terre en ruine. L’une, la narratrice, vit avec son compagnon dans une maison isolée après avoir survécu à une inondation, l’autre, Farah, cherche un refuge pour ses trois jeunes enfants après un incendie. D’abord étrangères, elles se rejoignent.
« Tout est blanc. Et vert et noir et tout est mort et vivant à la fois. Tout respire d’un même souffle, une poitrine immense qui se remplit et se vide. » (page 9).
L’ouvrage se présente d’abord comme un récit de l’urgence : qu’est-il possible d’imaginer avant que tout ne brûle ? Sous quelle forme la vie peut-elle encore exister alors que la catastrophe est imminente ? La ligne narrative du temps se fracture et découvre les personnages au fur et à mesure de sauts dans le temps de plus en plus anciens, souvenirs d’une société à jamais révolue. Le lecteur comprend que l’énigmatique personnage de Farah a participé à un programme de recréation de la nature, « d’espaces verts vivants et invulnérables » (page 153), un dernier coup de génie ou d’inconscience humaine qui précipita l’équilibre terrestre déjà bien affaibli dans une nouvelle ère.
« On voulait pousser la technologie pour sauver les îles, renflouer les lacs, rééquilibrer les saisons, réherber la savane, remplir les napper phréatiques, recréer des espaces verts vivant invulnérables, recréer la nature, recréer le monde comme il était juste avant. » (page 153).
Tel le mythe prométhéen, le roman de Virginie DeChamplain dénonce les risques inconsidérés de certains choix techniques, l’homme tentant une fois de plus de se mesurer non plus aux dieux, mais à l’équilibre écologique. Il reste alors « ce qui doit être là » (page 47) : la forêt. Elle se révèle un véritable oikos pour les personnages qui, à son contact, reprennent goût à la vie.
« Au lieu de me sentir minuscule devant l’immensité, je choisis d’en faire partie. » (page 148).
L’expérience sensible de la narratrice apparaît à travers un carnet de notes qui divise le roman en trois sections : faune, flore et feux.
« Je note la faune, la flore, les couleurs et les cris, la provenance du vent, ce qui participe à l’inertie et ce qui fait des années ce qu’elles sont. » (page 132).
La jeune femme décide de transcrire « les choses vraies » (page 132), une démarche scripturale et esthétique où « la beauté est de plus en plus évidente » (page 147). Subjuguée par ses découvertes, elle apprend petit à petit à se fondre dans cet environnement et à en mesurer la force. La forêt devient le cœur d’une expérience organique sensible et sensorielle.
« Le courant s’ouvre dans moi, s’infiltre par mes pores par mon sexe, remplit tout le vide que j’ai. Je reste debout, devenue osmose et rapides. » (page 127).
Dès lors, l’expérience boréale permet d’imaginer d’autres manières de vivre au contact du vivant.
La maison de la forêt
Le récit épouse simultanément le regard du personnage-narrateur à la première personne, puis celui de Farah et de la biche à la troisième personne. Ces différentes focales multiplient les points de convergence entre les trois personnages. Au cœur des bois, la clairière se révèle centrale pour la structure de l’ouvrage : c’est là où commence et se termine la narration, c’est là où les deux jeunes femmes rencontrent la biche à l’acmé du roman.
« Elle s’approche de la biche, emmêlée avec le vent, à pas courts, mais sûrs. La bête reste immobile, l’attend. La distance entre elle n’existe presque plus. » (page 87).
Tel le déplacement des personnages en forêt, la narration établie des parallèles de plus en plus étroits entre les humaines et la biche. C’est tout d’abord l’expérience d’être « comme une proie » qu’expérimentent les deux jeunes femmes. Puis, les longues errances en forêt les amènent toutes trois à traverser les mêmes lieux après avoir vécu les mêmes épreuves : fuir leur habitat premier après le décès d’un être cher. Enfin, c’est dans l’expérience de la mort que les personnages se retrouvent puisque la longue échappée de la biche à l’agonie annonce celle des jeunes femmes en proie aux flammes.
Les jeux de miroirs qu’établit le roman entre les différents personnages font de l’animal le semblable de l’humain. Dans une perspective écopoétique, Avant de brûler interroge la valeur que nous accordons à tout ce qui est étranger à l’humanité, et propose le temps d’une lecture d’expérimenter ce qui nous lie au végétal, à l’animal et au minéral.
Matrice ou tombeau
Mais plus encore, la force du roman de Virginie DeChamplain se trouve dans sa capacité à mettre en résonance l’intime et l’universel, le microcosme de l’expérience personnelle aux macrocosmes de l’équilibre du monde. L’humain, l’animal et le végétal sont tout aussi vulnérables face aux catastrophes du monde. Pourtant, le roman montre que leur capacité à se régénérer contribue à la permanence du vivant sur Terre, au cycle de la vie.
À la fin du roman, les personnages semblent trouver de nouvelles formes : ils deviennent un élément parmi ceux qui constituent notre univers.
« Elle habite la rivière autant que la rivière l’habite et elles habitent ensemble toutes les autres rivières et les autres bêtes. Il n’y a nulle part où aller sinon ici, rien d’autre à faire sinon être. » (page 191).
Avant de brûler raconte un monde en constante métamorphose au-delà des catastrophes climatiques et des disparitions qu’elles engendrent. L’expérience du deuil devient un espace seuil pour mesurer la capacité du vivant à exister en toutes choses. La fin du roman ouvre un nouveau départ pour les générations futures qui peupleront la Terre.
« La fin du monde c’est pas de leur faute, mais […] il faudra la surpasser. Apprendre et faire mieux. » (page 106).
« Tout sera à recommencer. Cette fois mieux, cette fois plus grand, cette fois ensemble. » (page 202).
Avant de brûler constitue ainsi un support idéal pour les classes de troisième tout comme pour le niveau de seconde générale. Outre la dimension écopoétique si importante pour repenser l’écologie de demain, cet ouvrage peut servir d’appui afin de mener une réflexion sur les choix sociaux et scientifiques que devront faire les futurs citoyens.
J. P.
Avant de brûler, Virginie DeChamplain, La Peuplade, 216 pages, 20 euros.
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