Adolescence, de Jack Thorne et
Stephen Graham : l’enfance du mâle

Phénomène d’audience et de société, la mini-série britannique Adolescence résonne jusque dans les sphères institutionnelles. En quatre épisodes filmés en plan-séquence, elle part du meurtre d’une collégienne pour interroger les rapports de genre chez les adolescents et la responsabilité des adultes dans un contexte de montée du masculinisme.

Par Faye Chartres (professeure de lettres)

Le souffle coupé, le spectateur assiste à l’arrestation musclée de Jamie (Owen Cooper) accusé du meurtre de Katie (Emilia Holliday), une camarade de collège. Le décalage entre les moyens déployés et le visage d’ange du jeune garçon distille un sentiment de malaise dont il est difficile de se départir. Diffusée depuis le 13 mars dernier sur la plateforme Netflix, la série Adolescence approche les cents millions de visionnages[1], ce qui en fait un phénomène audiovisuel et sociétal.

La presse met notamment en valeur l’une de ses prouesses techniques : un tournage périlleux en plan-séquence[2]. Simple exercice de style ou choix signifiant ? Le réalisateur Philip Barantini avait déjà éprouvé le dispositif avec The Chief (2021). Ce long-métrage suivait un chef cuisinier (Stephen Grahams, père de Jamie dans Adolescence) confronté à des crises en cascades la veille de Noël. Le plan-séquence retranscrivait un état de pression permanente que l’on retrouve en grande partie dans Adolescence. Les personnages adolescents sont sous tension : harcèlement continu, soumission constante à la validation des autres, perception tordue de soi, pression et violence scolaire… La série déplace rapidement l’horizon d’attente du spectateur et ses interrogations initiales. Il s’agit moins de savoir si Jamie a effectivement tué Katie (le doute est balayé d’un revers dès le départ) que de saisir les forces qui se sont exercées sur lui pour qu’il en arrive à commettre l’irréparable. « Il s’agit de faire bien, pas de faire vite », lance la psychologue de Jamie au surveillant pénitentiaire qui l’accueille. Cette réplique sonne comme un métadiscours de légitimation du dispositif formel qui permet de prendre le temps nécessaire pour capter la complexité d’une situation d’ampleur sociale.

Au nom des pères

La narration passe ainsi successivement du commissariat au collège, sans oublier la résidence familiale et les structures d’encadrement psychologique. Les institutions défilent et sont interrogées sur le même mode que les personnages. Cette écriture n’est pas sans rappeler une série fondatrice à la portée sociologique sans précédent : The Wire (2002-2008), où les scénaristes américains David Simon et Ed Burns déplaçaient l’unité de lieu d’une saison à une autre. Le spectateur était balloté du hood vers les docks de la ville de Baltimore avant d’atterrir en terrain scolaire, puis dans les univers médiatique et politique. Cela permettait de fluidifier la mise en scène dans une Amérique gangrenée par un capitalisme dévastateur, source principale d’une violence systémique qui s’abattait sur les minorités afro-américaines et les classes prolétaires.

Cette habileté scénaristique est réemployée dans Adolescence oùles parents de Jamie ne cessent d’interroger leur responsabilité. Auraient-ils pu « mieux faire » ? C’est la même question qui hante la protagoniste de We need to talk about Kevin, roman saisissant de Lionel Shriver, adapté sous ce titre pour le grand écran par Lynne Ramsay en 2011. La mère de Kevin, enfant tueur, compose difficilement avec la culpabilité parentale et doit accepter l’impasse. Une décennie plus tard, les scénaristes ouvrent des pistes de réponse du côté de la violence masculine générée par l’hydre patriarcale. Ils développent un effet de parallélisme entre la relation de Jamie avec son père Eddie, qui n’a pas su (ou pu) voir la descente aux enfers de son fils, de même que le père de Kevin chez son fils à lui. Dans la série, l’inspecteur Bascombe (Ashley Walters) essaye de (re)nouer le dialogue (difficile) avec son propre fils en lui offrant son temps et en lui disant son amour. « Est-ce qu’il est aimant ? », Jamie trouve « cheloue » la question de la psychologue sur son père. Elle cristallise pourtant l’enjeu de la série sur le virilisme et les conséquences dévastatrices de la frustration masculine.

« Formés à la haine des femmes »

Le geste meurtrier de Jamie n’arrive pas de nulle part. Il s’inscrit dans une dynamique de montée du masculinisme qui se situe à la confluence de plusieurs sphères. En 2024, le HCE (Haut conseil à l’égalité) « constat[ait] que les trois incubateurs qui inocul[aient] le sexisme aux enfants [étaient] la famille, l’école et le numérique[3]. » Idem en Angleterre, probablement.

Les écrans sont omniprésents dans la série : les écrans de téléphones, de surveillance ou d’ordinateurs sont autant de preuves accablantes que les armes du crime. Se dévoile une stratégie rodée, semblable à une partie de chasse. Jamie pensait surprendre et attraper sa proie affaiblie après le déballage viral d’une photo intime qui aurait dû rester entre deux interlocuteurs. À ce titre, l’entretien entre la psychologue et le jeune adolescent dans le troisième épisode condense les rapports conflictuels entre les genres. Le jeune homme n’arrive plus à dissimuler sa haine du sexe opposé qu’il accuse de « faire sa reine » : cette défiance genrée désarçonne la professionnelle. De plus, Jamie n’hésite pas à réserver sa confiance à son père, sa mère et sa sœur étant écartées de l’équation malgré leurs aptitudes à appréhender la situation, mieux que le père d’ailleurs. Lorsque Jamie explique à son père qu’il n’a rien fait de mal, le spectateur comprend qu’il le pense sincèrement. Il n’a rien fait de mal, selon lui et ce qu’il estimait être son droit strictement masculin.

Dans son enquête, le HCE rapporte que« 88% des vidéos [examinées] comprenaient au moins un stéréotype masculin »,et ceci, souvent « associés à des valeurs viriles et à un climat de violence ». Sur TikTok, 42,5% des vidéos « dites humoristiques » représentaient des femmes dans des situations « dégradantes et humiliantes ». Comment nier le poids des représentations qui s’ajoutent à l’ignorance ? La série développe un discours subtil sur les outils usités par la manosphère. La journaliste Pauline Ferrari développe dans son excellent essai, Formés à la haine des femmes, comment les masculinistes infiltrent les réseaux sociaux ? (Éditions JC Lattès), la manière dont le numérique catalyse les violences sexistes qui trouvent leur point d’aboutissement le plus violent dans le féminicide. Sous couvert de dérision, d’une imagerie et de références humoristiques sans cesse actualisées, ils parviennent à gagner le cœur de la jeunesse à coups de mèmes, ces images détournées qui se répandent de manière virale sur internet.

Dans le rapport du HCE, le sociologue Florian Vörös explique que de nombreux hommes orchestrent volontairement leur ignorance. Ils s’écarteraient des savoirs féministes pour rester dans « leur zone de confort ». Ce qui a pour conséquence un repli masculiniste : 45 % des hommes de moins de 35 ans estiment qu’il est plus difficile d’être homme dans la société actuelle (19 % de plus qu’il y a deux ans chez les hommes de 15-24 ans). Dépassant tout jugement ou complaisance, Adolescence interroge le poids de l’éducation des pères sur les fils. Eddie, sans se dédouaner, essaye de saisir le « mâle » qu’il a transmis à son propre fils, lui-même conscient de la violence héritée par un père qui le battait.

Sensibiliser les élèves et les enseignants

Bouleversé par la série britannique, le Premier ministre du Royaume-Uni, Keir Starmer, a souhaité mettre en place une diffusion massive d’Adolescence dans les écoles du pays afin de « susciter le débat[4]». Du côté de la France, Elisabeth Borne a annoncé ne pas prendre le même pli, même si « [c]’est bien de montrer concrètement quels sont les risques de tous ces réseaux sociaux et de sensibiliser les élèves à la nécessité de prévenir ces violences[5] ». L’accent semble plutôt du côté sécuritaire et de la mise en place d’un « bip d’alerte » à l’usage des enseignants.

Depuis quelques années, l’Éducation nationale tente de mettre en place une série de mesures axées sur l’égalité filles-garçons. Campagnes de labellisation des établissements, concours, interventions annuelles des pôles médico-sociaux, etc. sont déployés pour endiguer les violences sexistes. Mais la crise des vocations implique des recrutements d’enseignants qui passent de moins en moins par la formation initiale. Laquelle connaît une crise structurelle depuis la dernière réforme qui l’impose hors temps scolaire pour pallier l’insuffisance numéraire des remplaçants. Les professionnels de l’éducation ne sont plus assez formés sur l’égalité de genre alors qu’ils sont un maillon essentiel dans les parcours de construction identitaire.

Depuis 2023, le gouvernement tente de mettre en place « un programme ambitieux »d’éducation à la vie affective et relationnelle axé notamment sur l’enseignement du consentement dès l’école maternelle[6]. Quelques voix se sont élevées face à ces mesures dont celle de l’association SOS Éducation qui estime que l’éducation sexuelle à l’école« n’est pas dans l’intérêt des enfants[7] ». La série Adolescence crie le contraire et l’urgence de faire évoluer les mentalités.

La série documentaire d’Anne-Sophie Jahn, De rock star à tueur : le cas Cantat, qui revient sur le meurtre de Marie Trintignant par son compagnon Bertrand Cantat, ex-chanteur de Noir Désir, en 2003, prend le relais du débat ouvert par Adolescence. La réalisatrice retrace l’évolution du traitement médiatique de cette affaire qui a usé de manière effrayante du champ lexical du crime passionnel, inversant les rôles du bourreau et de la victime. Progressivement, la dignité de Marie Trintignant (mais aussi de l’ex-épouse de Bertrand Cantat, Krisztina Rády, qui a mis fin à ses jours quelques années après l’affaire) a été restaurée. Preuve, s’il en fallait encore, que la requalification d’un crime a du poids, que dire c’est donc aussi faire. Les réactions massives, à la fois émues et scandalisées sur le sort révoltant de femmes réelles et fictives évoquées dans ces deux séries font croire à un combat général pour faire reculer les féminicides.

F. C.

Adolescence, série britannique réalisée par Stephen Graham et Jack Thorne, quatre épisodes (52 à 65 minutes), Netflix, 2025.

Ressources


Notes


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