"Quand j'étais Jane Eyre", de Sheila Kohler
Comment naissent les chefs-d’œuvre ? C’est un peu la question qui sous-tend toute l’intrigue du roman de Sheila Kohler qui, dans Quand j’étais Jane Eyre, s’attaque au mythe Brontë.
Manchester, 1846, une jeune femme veille son père, un vieux clergyman qui serait devenu aveugle s’il n’avait été opéré de la cataracte. Elle couvre d’une écriture serrée, presque illisible, les pages d’un cahier, intriguant médecins et infirmières. Le lecteur assiste à la rédaction des premières pages de Jane Eyre – dont on ne saurait trop recommander la relecture.
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Une écriture résolument moderne
Au fur et à mesure qu’elle élabore son intrigue, Charlotte voit affluer les souvenirs. Son frère Branwell, leur création partagée du romanesque royaume d’Angria, mais surtout la déchéance de ce frère trop aimé qui deviendra, sous la plume de notre auteur naissant, l’affreux John Reed, le tortionnaire de Jane Eyre. Un médecin bienveillant devient le modèle du bon M. Lloyd qui prête assistance à Jane…
Le parti pris de Sheila Kohler peut, à première vue, paraître surprenant. Elle adopte en effet une écriture résolument moderne : présent de narration, multiplication des points de vue narratifs. Nous sommes très éloignés de l’écriture de Charlotte Brontë et, pourtant, plus l’intrigue progresse plus ces choix semblent judicieux.
Le présent de narration met parfaitement en tension l’univers des trois sœurs et le lecteur ressent d’autant mieux le pathétique de ces trois vies qu’il assiste, en témoin direct, à leur combat, au sentiment d’impuissance qui mine leur existence.
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Trois sœurs complices dans la création
Subtilement, l’auteur fait ressentir les différences de personnalités entre les trois sœurs. Complices dans l’écriture, on sait qu’elles écrivirent chacune leur premier roman simultanément. Le verdict des éditeurs qui acceptent Les Hauts de Hurlevent (Emily) et Agnès Grey (Anne) mais refusent Le Professeur (Charlotte) instaure une fracture. Charlotte accepte avec une dignité révoltée la situation, motivation supplémentaire pour livrer toute son âme dans ce second roman qu’elle est en train de forger, Jane Eyre.
Le personnage d’Emily, la plus fascinante des trois personnalités, est traité avec équité. Elle n’a certes qu’un rôle secondaire. Son roman connaîtra finalement un destin bien moins enviable que celui de Jane Eyre. Mais Sheila Kholer met en relief sa singularité, cette brusquerie, ce besoin d’absolu et cette indifférence à toute forme de reconnaissance la distinguent de ses sœurs. Elle sait la valeur des Hauts de Hurle-Vent, la force de son œuvre : « Elle devrait travailler selon eux [les éditeurs qui ont refusé son œuvre] avec plus d’art, moins d’intuition. Ils avaient tort. La cruauté, l’endurance sont inhérentes à la nature et nullement incompatibles avec sa beauté. »
Charlotte, quant à elle, connaîtra le succès et se verra rétablie dans sa primauté d’ainée. Le roman délivre à son sujet des scènes touchantes : que l’on songe à toutes les précautions qu’il lui faut prendre pour avertir son père du succès de son œuvre. Obnubilé par son fils, le vieil homme compte pour quantité négligeable ces trois filles, sans fortune, sans beauté et sans éducation qui ne peuvent qu’être une charge pour lui.
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Pour qui ne connaît pas l’univers des Brontë, le roman offre une initiation facile, originale et indéniablement bien documentée. Sheila Kohler compose un roman polyphonique extrêmement habile qui ausculte les ressorts de la création et tisse avec habileté les fils de trois destins exceptionnels.
Stéphane Labbe
• Sheila Kohler, « Quand j’étais Jane Eyre », traduction de Michèle Hechter, Quai Voltaire / La Table Ronde, 2012.
• Jane Eyre, de Charlotte Brontë et Les Hauts de Hurle-Vent, d’Emily, sont disponibles dans la collection Classiques abrégés de l’école des loisirs.
• Un dossier de « l’École des lettres » sur Jane Eyre.